En 1994 a été publié chez SEPIA la première édition de « Différences culturelles, mode d’emploi » de Clair Michalon. La thèse proposée par cet agronome devenu interculturaliste m’a paru extrêmement pertinente à la fois par la justesse de sa correspondance avec les réalités culturelles et par la simplicité de son approche basée sur une clef d’entrée unique : le concept du droit à l’erreur. Je ne prétend pas que cette thèse soit sans faille, mais je la considère suffisamment sûre pour en reprendre ici l’essentiel et m’appuyer dessus pour expliquer un certains nombre de différences culturelles. Je tiens aussi à préciser qu’il ne s’agit absolument pas de plagier le travail de Mr Michalon, même s’il m’arrive de reprendre des phrases ou des expressions de son livre, mais d’enraciner ma réflexion sur la sienne, et bien sur aussi sur celle d’autres auteurs. Je vous invite largement à lire ce fameux livre pour mieux comprendre son approche.
Clair Michalon définit le droit à l’erreur comme étant « le produit de l’ensemble des instruments sociaux, économiques, politiques, techniques et réglementaires qui visent à rendre supportables, pour les individus et pour la collectivité, les initiatives de chacun et leurs conséquences lorsqu’elles sont malheureuses ».
Le droit à l’erreur est un concept qui oscille entre 2 extrêmes :
Il s’agit d’une clef d’entrée qui n’a pas la prétention de répondre à tout, mais qui propose une compréhension générale des différences entre les cultures du Nord et celles du Sud (avec toutes les variations que la réalité impose de prendre en compte, la coupure entre Nord et Sud n’est évidemment pas aussi nette que dans le stéréotype d’une carte du monde géopolitique).
Cette approche présente l’avantage d’être simple à aborder car elle s’appuie justement sur une clef d’entrée unique. Attention à ne pas caricaturer : le monde n’est évidemment pas binaire et chaque individu n’est pas enfermé dans une seule culture.
Il est essentiel, pour que cette clef d’analyse et de compréhension des différences culturelles soit bien comprise et utilisable, de comprendre ce que l’on entend ici par « précarité » et « sécurité ». En particulier, je tiens à préciser que le terme « précarité » n’a ici rien de péjoratif.
C'est à Libreville au Gabon qu'est installé le siège d'une importante organisation sous-régionale. Les questions relatives à la sécurité des Etats d'Afrique Centrale fait parti de ses missions et pourtant, elle souffre elle-même de nombreuses failles de sécurité : peu de protection contre les risques d’incendie ou d’inondation, peu de protection du personnel et très peu de protection des données (alors que c’est ici qu’est élaborée une partie de la stratégie de lutte contre des groupes jihadistes). Est-ce à dire que les responsables ne sont pas compétents sur ces questions ? Au contraire, cette organisation compte plusieurs experts en sécurité qui ont été recrutés avec la participation de la Banque Mondiale ou des Nations Unies. Si la sécurité n’est pas assurée, c’est parce qu’au sein de cette institution, cet aspect n’est pas porté comme une priorité dans l’esprit de ses collaborateurs. Ce qui ne constitue pas une priorité dans une culture est difficilement appréhendé comme une priorité par ses membres.
En 2016, une experte camerounaise revenue de France depuis moins d’un an rédigea un rapport sur les failles de sécurité du siège de cette institution, qu’elle présenta à ses responsables. Leur réaction se résuma à cette phrase amusante : « vous n’êtes pas encore tropicalisée ». Cette expression se dit ordinairement en Afrique des expatriés occidentaux qui ne sont pas encore adaptés à la façon de vivre locale.
Situation dans laquelle la survie au quotidien (ou éventuellement à un peu plus long terme) n’est pas garantie.
La survie n’est généralement pas garantie pour une population lorsqu’elle est significativement exposée à un ou plusieurs risques mortels comme la famine, la sécheresse, les épidémies, les guerres…
Si vous êtes tenté de croire qu’à notre époque les risques de famines ne sont plus vraiment significatifs, détrompez-vous. En 2015-2016, la sécheresse en Ethiopie fut telle que la famine fut encore pire que celle de 1984. 10 millions de personnes ont eu besoin d'une aide alimentaire d'urgence dès début 2016.
Situation dans laquelle la survie est largement garantie, au point de ne plus être une préoccupation pour la population qui en bénéficie.
Pour les populations qui en bénéficient, la sécurité est bien plus qu’une situation. Elle devient un élément culturel fort qui influence profondément les mentalités et auquel les gens sont très attachés. Rien d’étonnant, donc, à ce que la sécurité se développe tant lorsqu’elle commence à s’installer.
La situation de précarité est concrète et ses contraintes sont immédiates : chaque erreur peut se révéler fatale et entraîner la destruction physique des individus et du groupe tout entier. Elle suscite donc des efforts toujours renouvelés pour tenter de maîtriser un environnement défavorable.
Situation et sentiment de précarité : cette situation génère un sentiment de précarité ancré en profondeur dans l’inconscient des groupes et des individus et qui persiste même lorsque la situation de précarité disparaît. C’est ce sentiment qui fait qu’un peuple, vivant entièrement, partiellement ou même plus du tout sous le régime de la précarité, va conserver une culture, des mœurs, des façons de penser, d’agir et de réagir qui correspondent aux exigences d’une situation de précarité.
De façon concrète, la précarité se manifeste surtout par une prise de distance avec la sécurité. Puisque cette dernière est difficile à atteindre, à mettre en place et encore plus à garantir, les gens ne s’y attachent pas. Plutôt que de chercher à tout sécuriser, ils s’attachent à ce qu’ils peuvent maitriser et qui, parce conséquent, peut tenir quoi qu’il arrive : les relations, les traditions, les croyances…
A Libreville, un bel immeuble en verre abrite en particulier une des principales compagnies d'assurance de la place. Extérieurement, on se trouve face à une construction moderne qui rappelle les immeubles de bureau de Paris, de Londres ou de Genève. Pourtant un détail marque une nette différence : la faiblesse de ses moyens de sécurité. Par exemple, en cas d'incendie un escalier de secours est prévu. Mais il est tellement étroit avec ses petites marches en colimaçon que l'emprunter est relativement dangereux, et il est difficile de s'y mouvoir rapidement et à plus d'une personne à la fois. Ce n'est vraiment pas l'installation idéale pour une évacuation d'urgence...
Objectif : la survie au quotidien.
Implications : 3 réalités de base simple avec leurs conséquences directes :
Conséquences :
Il y a un petit détail de la vie du quotidien en Afrique qui m'a longtemps laissé perplexe : le balai. Les logements sont souvent poussièreux, en particulier à cause des routes non goudronnées qu'on rencontre même dans les grandes villes. Balayer sa maison est donc une activité nécessairement quotidienne pour beaucoup de gens. Et beaucoup le font encore avec des balais sans manche, simplement constitués d'une gerbe de paille attachée par une petite liane ou un bout de ficelle. Balayer ainsi est très pénible car il faut se courber en permanence, d'où la question que j'ai souvent posée : pourquoi n'utilisez-vous pas plus souvent un balai à manche ? La réponse la plus fréquente est celle-ci : le balai à manche, c'est pour les fainéants ! Etonnant n'est-ce pas ? Pourquoi l'usage d'un instrument plus pratique et plus confortable est-il ainsi déavoué ? Peut-être tout simplement parce que ce fameux balai en paille s'inscrit dans de nombreux siècles d'histoire africaine qui lui confèrent un caractère traditionnel face à l'innovation du balai à manche. D'ailleurs, ce balai traditionnel africain joue un rôle symbolique dans certaines ethnies, par exemple pendant les mariages. Alors dans un environnement culturel imprégné de précarité, on ne rejette pas complètement le balai à manche, car son usage ne relève pas d'un enjeu très important, mais quelque part au fond des cœurs, on lui préfère son ancêtre en paille, parce qu'il raisonne mieux dans la culture locale.
Le fait de vivre sous le règne de la précarité ne signifie pas que les populations concernées n'accordent aucune importance à la sécurité. Cela signifie qu’elles y sont peu attachées, que leur culture est bâtie sur une stratégie qui privilégie d’autres moyens de faire en sorte que chacun puisse vivre dans un milieu qui peut se révéler souvent hostile et où la sécurité est difficile à mettre en oeuvre. Alors, c’est vrai, que les exemples sont nombreux de situations où les conditions de sécurités auxquelles on devrait s’attendre ne sont pas au rendez-vous, ou de comportements qui sont clairement contraires aux exigences de sécurité. Mais il est essentiel de bien comprendre qu’il ne s’agit pas de négligence, mais d’une perception culturelle de la sécurité qui la place à un niveau peu élevé sur l’échelle des priorités de cette culture.
Une société vit la situation de sécurité lorsque ses membres n’ont pas à se préoccuper de leur survie.
La sécurité est établie par un système global qui assure à chaque personne un accès aux ressources essentielles quelle que soit sa situation : eau, nourriture, énergie, soins médicaux, protection contre toutes sortes de menaces, accès à un emploi et donc à un revenu, accès à un revenu minimum en cas de perte d’emploi ou d’impossibilité d’en obtenir un, protection contre les accidents de la vie, y compris lorsqu’ils sont dus à la responsabilité de la personne accidentée elle-même, etc…
Sous le règne de la sécurité, tout peut être assuré : la santé, le logement et tout ce qu’il contient, la voiture, l’activité professionnelle, les revenus, les loisirs, l’usage des transports en commun et les bagages, la vie… Cette tendance à vouloir tout sécuriser dépasse largement le besoin naturel de sécurité. Il s’agit d’une tendance clairement culturelle cultivée par le fait que la sécurité est possible et par la perception des avantages déterminants qu’elle procure. Comme toutes les variables culturelles, la sécurité se cultive elle-même.
Objectif : amélioration du niveau de vie.
Implications :
Conséquences :
Si les peuples qui vivent sous le règne de la sécurité n’ont pas à se préoccuper de leur survie, ils se préoccupent par contre énormément de leur sécurité. Cette variable culturelle fait partie de celles qui occupent le sommet de leur échelle de valeur. Son influence sur leurs comportements apparait en particulier très nettement lorsqu’elle est remise en cause.
En août 2017, les autorités sanitaires de plusieurs pays européens découvrent que des œufs vendus à l’industrie alimentaire ou directement aux consommateurs sont contaminés au fipronil. La presse s’empare sans tarder de l’affaire présentée comme un « scandale ». Certains journaux précisent pourtant que le fipronil est « modérément toxique pour l’homme » et que les dosages détectés dans les œufs incriminés sont loin d’être dangereux pour les consommateurs. Mais cela ne change rien à la perception cultivée de ce problème, et le vocabulaire reste le même : « scandale », « risque d’empoisonnement » et « crise sanitaire » constituent le matériau de base de toute la production journalistique et des discours des politiciens chargés de traiter l’affaire. Quand la sécurité est essentielle dans une culture, aucun mot n’est assez fort pour désavouer le fait qu’elle soit remise en cause.
Exemple classique au niveau individuel : le jeune cadre qui, pour soigner sa carrière, consacre beaucoup de temps à son travail. Ses revenus et son niveau de vie en bénéficient largement, mais qu’en est-il de sa qualité de vie, de sa vie de famille, de ses relations ?
Exemple récurrent au niveau d’une entreprise : la masse salariale est souvent considérée comme une variable d’ajustement alors qu’elle est pourtant constituée d’êtres humains. Cette réalité se manifeste particulièrement en temps de crise.
Exemple au niveau national : publication de lois qui privilégient la rigueur administrative au détriment des relations, en particulier dans tout ce qui régit les rapports entre les administrations locales et les administrés.
Le monde n’est pas binaire : il n’y a pas d’un côté les sociétés complètement précaires construites sur un principe uniquement relationnel, et de l’autre les sociétés complètement « sécures » construites sur un principe uniquement fonctionnel.
L’idée est seulement de distinguer ces 2 grandes tendances qui génèrent des différences culturelles importantes.
Chacun de ces principes va être interprété de façons différentes dans les sociétés qui tendent vers eux.