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L’allégeance relationnelle

Dans son livre « Culture africaine et gestion de l’entreprise moderne » (éditions CEDA, 1998), l’auteur ivoirien Marcel Zadi Kessy parle, au sujet de l’Afrique, de « traditions communautaires bâties autour d’un système de solidarité et d’harmonie sociale ».
Il précise que « si ce système social est aujourd’hui désorganisé, il garde un poids déterminant sur les mentalités. Cela est d’autant plus vrai que la plupart des africains restent encore très attachés à leur village et aux affaires traditionnelles, même dans les milieux urbanisés, industrialisés et instruits ».

En d’autres termes, dans les cultures africaines, les relations entre les personnes sont ce qu’il y a de plus important. Et il est à la fois probable et logique que cela soit vrai de toutes les cultures sous le régime de la précarité.
Car la précarité (au sens où nous l’entendons dans ces pages) impose à ceux qui vivent sous son règne de tisser le plus possible de bonnes relations et de les entretenir sans cesse. Comme l’explique très bien Clair Michalon dans « Différences culturelles mode d’emploi » (éditions Sépia, 2007), c’est une question de survie. En situation de précarité, celui qui s’isole survit difficilement.

  • Celui qui n’a plus de quoi manger ne peut survivre que si un de ses proches (parent, enfant, ami, voisin…) lui procure la nourriture qui lui manque.
  • Celui qui tombe malade n’a pas forcément de quoi se soigner ou un véhicule pour rejoindre un dispensaire ou un hôpital. Là encore, il faut qu’il puisse compter sur quelqu’un de son entourage pour lui venir en aide.
  • Celui qui rencontre une difficulté quelle qu’elle soit accède difficilement à la solution par lui même quand ses moyens matériels et financiers ne sont pas suffisants.

Ce qui est vrai au niveau individuel l’est aussi au niveau collectif : un groupe qui se divise prend l’énorme risque de ne pas survivre à cette scission, il s’exposerait à un danger tel qu’aucun de ses membres ne peut l’admettre.
Autrement dit, lorsqu’un groupe vit sous le règne de la précarité, la stratégie la plus simple et la plus efficiente à mettre en œuvre pour pouvoir survivre est d’établir un maximum de solidarité interpersonnelle. Ainsi, on va favoriser la circulation des ressources au sein du groupe : circulation de l'énergie, des biens, des personnes, des savoir-faire, du pouvoir. Et pour atteindre cet objectif, il est impératif que tous les membres du groupe cultivent entre eux les meilleures relations possibles. C’est pourquoi, de façon générale, les africains accordent la priorité absolue aux relations.
Cette priorité, comme tout ce qui est culturel, n’est souvent pas consciente. Elle prend la forme d’une norme sociale, d’un impératif auquel personne ne peut échapper et qui se décline de nombreuses manières différentes en fonction des situations.
Cet impératif socioculturel est tellement fort que l’on parle d’allégeance relationnelle.

Nouer et entretenir de bonnes relations est la clef de voûte de l’organisation sociale, le fondement de la structure de la société, et chacun met un point d’honneur à les entretenir, en y consacrant beaucoup de temps et de ressources, quel qu’en soit le prix. Cet aspect est constamment prioritaire sur tout, en tout lieu, dans toute situation.

Un exemple très classique que j’ai vécu personnellement au Burkina Faso : un cadeau offert par un indigent que je venais de rencontrer dans un village. Peu importe si lui et sa famille aurait pu manger un peu mieux ou un peu plus avec ce que lui a coûté le cadeau, il lui permet d’entretenir une richesse plus importante à ses yeux, la relation.

Au Cameroun, une expression très populaire illustre bien cette importance donnée aux relations : « c’est ton pied mon pied » ! C’est le genre d’expression qu’on lance à quelqu’un qui tente d’échapper à ses responsabilités sociales. Typiquement, une femme dit ça à son mari quand il manque à ses obligations familiales.


Mis à jour le 03/04/2019

Qui es-tu ?

En écho à la question métaphysique « qui suis-je ? » vient une question plus sociologique qui y ressemble, mais à laquelle on répond un peu différemment parce qu’elle est posé par un interlocuteur plutôt que par soi-même : qui es-tu ? Une culture apporte sa part de réponse à ce genre de question, et dans le cas de celles où les relations sont la priorité absolue, c’est cette variable culturelle qui permet d’y répondre.
Qui es-tu ? Je suis fils de…, soeur de…, l’ami de…, le père de…
C’est ainsi que cette allégeance relationnelle permet à chacun de se définir face aux autres : en fonction des autres.
La relation est érigée en réponse existentielle.

Depuis que mon épouse camerounaise à accouché de notre premier enfant (que j’appellerai Jean pour l’occasion), certains membres de ma belle-famille ne m’appelle pas par mon prénom, mais par l’expression « le père de Jean », ce qui donne des phrases du style : « le père de Jean, je sors ». Etonnant n’est-ce pas ? Pas tant que ça si l’on considère que dans leur culture, chacun se définissant en fonction des autres, je ne suis plus « Louis » car ce prénom ne me définit qu’individuellement (autrement dit, pour eux, cela ne me définit pas vraiment). Je suis « le père de Jean » car cela me définit par rapport à mon fils, par rapport à qui eux-mêmes peuvent se définir. Ainsi, en me nommant de cette curieuse façon, ils manifestent qu’ils me reconnaissent une certaine place. Je ne suis plus à leurs yeux un individu isolé, c’est-à-dire personne, mais un individu en relation avec eux, c’est-à-dire quelqu’un.

Dans une culture qui privilégie les relations, se définir en fonction de soi manque de sens car l’idée de relation est absente. Au contraire, se définir en fonction des autres parait plein de bon sens puisqu’une telle définition s’appuie justement sur des relations.

  • Quelqu’un qui se définit délibérément sans les autres risque fort de s’attirer la méfiance. Cela se perçoit en particulier à travers une insulte employée en particulier au Cameroun, et qui prend tout son sens lorsque le but est de reprocher à quelqu’un de négliger des relations : « espèce d’individu ! ».
  • Sur un plan plus psychologique, la définition relationnelle de l’identité confère une capacité de résilience particulière : la personne qui se définit ainsi est moins sensible aux aléas négatifs de la vie quotidienne, car ils ne remettent pas en cause son identité.
    • Sous le régime de l’allégeance relationnelle, il est par exemple plus facile de supporter une situation comme le chômage, car celui qui s’y trouve existe indépendamment de ce qu’il fait ou ne fait pas. Ca n’enlève rien au handicap économique dû à l’absence de revenu, mais ça ne génère pas de traumatisme lié à l’absence d’activité. C’est ainsi que de nombreuses sociétés vivant sous le régime de la précarité parviennent à assumer socialement des taux de chômage importants, alors que les sociétés industrialisées supportent très difficilement un taux supérieur à 10%. Quelques exemples en 2013 : Gabon 19,6%, Botswana 18,4%, Mauritanie 31%. Source : donnees.banquemondiale.org.
  • A l’inverse, certains évènements qui affectent directement les relations vont prendre une signification plus grande, comme par exemple le décès d’un proche : les rituels mortuaires africains le manifestent bien, surtout en milieu rural, à la fois par leur durée (souvent plusieurs jours et plusieurs nuits), par les actes qu’ils comportent (comme des danses avec des pas particuliers), par le nombre de personnes qui y participent, par la façon dont les émotions sont manifestées ou masquées, par la durée du deuil qui suit, etc…

Publié le 01/09/2016

Collectivisme

Une société sous allégeance relationnelle est dite « collectiviste », par opposition aux sociétés individualistes qui placent leur allégeance dans une autre variable culturelle et qui ne donnent donc pas la priorité aux relations.
Attention, comme toujours en ce qui concerne l’interculturalité, il ne s’agit pas de porter un quelconque jugement malgré la tendance générale à donner un sens péjoratif au terme « individualisme ». Ici, ce terme ne désigne qu’un type de structure sociale. Individualisme et collectivisme possèdent leurs avantages et leurs inconvénients, et sont cultivés par les peuples qui s’y attachent et s’y soumettent parce que cela constitue une bonne stratégie pour atteindre leurs objectifs respectifs. Rappelons-nous, en particulier, que les objectifs des uns et des autres ne sont pas nécessairement les mêmes : une population qui vit sous le règne de la précarité se préoccupe d’abord de sa survie, alors que sous le règne de la sécurité, l’objectif est l’amélioration du niveau de vie.
Une société collectiviste est donc caractérisée par une culture où les relations sont généralement prioritaires sur toutes les autres considérations et vont profondément influencer les comportements. En particulier, la solitude est généralement très mal perçue, car elle est contraire à l’idéal relationnel que chacun est sensé cultiver.


Publié le 01/09/2016

Solitude

Quoi de plus contraire aux relations que le fait de rester seul (au sens large) ?
Au Burkina Faso comme au Gabon, on me l’a dit sans ambiguïté : celui qui s’isole est méchant, ou au mieux, c’est qu’il a un très gros problème. Le Professeur Peter Blumenthal partage dans son essai méthodologique sur les particularités combinatoires du Français en Afrique (2012) le même témoignage recueilli auprès d’interlocuteurs guinéens : « nous avons cru comprendre que la solitude, dans un environnement africain, pouvait passer pour le stigmate du méchant, isolé par ses congénères. »

J’ai également pu le constater au Gabon : l’employé qui ne parle pas avec ses collègues n’est pas considéré comme quelqu’un de timide ou de réservé, mais plutôt comme quelqu’un de trop fier. A l’inverse, celui qui se montre chaleureux et qui passe volontiers du temps à discuter avec les uns et les autres (temps évidement pris sur son travail) obtient facilement qu’on lui rende avec enthousiasme toutes sortes de services. Finalement, il semble que le temps perdu à discuté de choses et d’autres soit ainsi compensé en terme d’efficacité.

De la même façon, laisser quelqu’un seul est quasiment une insulte. C’est comme lui dire « je ne veux pas de relation avec toi », alors que c’est si important pour lui.
Port-au-Prince, Université Episcopale d’Haïti. C’est un samedi matin, je rattrape avec mes étudiants un cours d’algorithmie annulé quelques jours plus tôt. A midi le cours prend fin et je n’ai qu’une envie : manger et me reposer après une semaine de travail bien chargée. Un de mes étudiants vient me voir :
« Monsieur, tout le monde part, mais moi je dois attendre quelqu’un qui vient me chercher dans une demi-heure, pouvez-vous rester avec moi ? ».
Le calcul est vite fait et ma réponse est négative. Il insiste, mais « non vraiment, je suis désolé, je ne peux pas ». Après tout, une demi-heure ce n’est pas long. En rentrant chez moi je l’aperçois de loin et il me semble fâché. La confirmation arrive le lundi matin dès l’ouverture de l’université. L’étudiant vient me voir le visage fermé et me dit : « Monsieur je suis très en colère contre vous, car samedi, vous m’avez laissé tout seul ».


Mis à jour le 13/10/2017

Les relations et le reste

Tisser et entretenir des relations demande beaucoup de temps et d’énergie, qui ne sont donc pas consacrés au reste qui devient secondaire et qui est souvent sacrifié au profit, donc, des relations.

Une jeune burkinabé m’a dit un jour au sujet d’un village du nord de son pays qu’elle a visité : « ce n’est pas intéressant, car je ne connais personne et je ne parle pas la langue des gens de là-bas ».

Autrement dit, ce qui rend avant tout un lieu intéressant ou pas pour elle, ce ne sont pas les activités qu’elle peut ou ne peut pas y pratiquer, mais les gens qu’elle peut ou ne peut pas y rencontrer. Et de fait, sous allégeance relationnelle, les activités ne sont jamais aussi importantes que les relations, même en ce qui concerne le travail, qui permet pourtant, et c’est loin d’être dérisoire, de gagner sa vie. C’est ainsi qu’en Afrique, on constate souvent les choses suivantes :

  • Le temps passé dans une réunion à présenter chaque participant alors que tout le monde se connaît peut-être déjà et que le temps disponible pour traiter les affaires urgentes est déjà insuffisant.
  • Un travailleur, quel que soit son job et ses responsabilités, qui laisse son poste ou son bureau pour aller discuter avec des amis autour d’un verre.
  • Un travailleur efficace mais considéré avec méfiance par ses collègues parce qu’il n’entretien pas de relation avec eux.
  • Un patron qui perd des clients parce qu’il n’entretien pas de relation personnelle avec eux, alors que son entreprise est meilleure que ses concurrents sur un plan technique, qualitatif ou quantitatif.

Un imprimeur français à Libreville se rend compte un jour qu’un de ses clients gabonais avec qui il s’entend bien a fait appel à un concurrent. Il lui passe un coup de fil pour en discuter et le client lui répond : « mais ça fait une semaine que tu n’es pas passé me voir… ».


Sous-paragraphes :Publié le 01/09/2016

Pression culturelle

Une des conséquences logiques, bien qu’assez inattendue pour un français, de cette priorité des relations sur les activités professionnelles est que la pression et le stress que des personnes peuvent endurer dans le cadre familiale sont généralement plus importantes que dans le cadre du travail.

Voici ce que m’a dit une mère de famille burkinabé au sujet du stress de la vie quotidienne : « heureusement qu’on a le service (= travail) pour souffler un peu ».

Autrement dit, et à l’inverse de ce qui est généralement vécu en occident, elle considère que c’est durant le temps de travail quotidien qu’on peut se reposer du stress accumulé durant le temps passé en famille. Le Dr Lubichi, qui exerce en République Démocratique du Congo, a été interviewé en août 2018 dans l'émission Priorité Santé de RFI : "En Afrique, contrairement à l'Europe, les membres du couple ne sont pas autonomes. Le poids des familles pèse lourd sur le coupe".
Dans une relation de travail, il est fondamental de bien comprendre cette importance des relations et leurs conséquences sur la manière de résoudre les problèmes et les conflits.
Il est aussi capital de comprendre la perception négative que les gens ont d’un conflit, car cela permet de saisir le sens de tous les efforts qu’ils doivent parfois déployer pour les éviter.
Quelques exemples en vrac de comportements qui peuvent être désapprouvés à cause de l’allégeance relationnelle :

  • Refuser un service, un cadeau, une faveur.
  • Privilégier l’économie financière plutôt que la satisfaction d’autrui.
  • Privilégier le travail au contact humain.
  • Privilégier l’efficacité au détriment des relations.
  • Privilégier la rigueur d’une règle au consensus.
  • Préférer sa propre tranquillité à une invitation.
  • Privilégier la franchise et bousculer les tabous.

Dans des relations de tout type, cet aspect suscite aussi des comportements qui provoquent généralement l’étonnement, voir la méfiance des occidentaux, et même parfois de vrais chocs culturels.

Nombreux sont les articles de presse qui évoquent des situations où cette allégeance relationnelle place des gens dans des situations difficiles : pensez à ces africains qui ont émigré vers l’Europe, qui y ont trouvé la galère au lieu de la fortune espérée, sur qui toute une famille (au sens africain…) compte et qui entreprennent de rentrer au pays pour les vacances. Leurs poches sont souvent presque vides, mais il reviennent d’Europe et se retrouvent malgré eux en situation d’interculturalité, dans la peau du riche que l’allégeance relationnelle de leur culture d’origine attend de pied ferme au tournant du partage et des cadeaux. Un africain ne peut pas rentrer au pays sans montrer à tous ceux à qui il tient qu’ils sont restés dans son coeur, que leur relation ne s’est pas atténuée : un cadeau pour chacun. Et comment pourrait-il risquer de décevoir ses parents qui comptent sur lui pour les soins de la grand-mère malade, pour les travaux de la maison qui attendent depuis des années et pour la scolarité de ses frères et soeurs ? S’il tente seulement d’échapper à ces responsabilités socioculturelles, il risque fort de se faire traiter d’égoïste et de rompre les relations auxquelles il tient tant.


Mis à jour le 02/11/2018

L'allégeance générationnelle

Le vieux assis voit plus loin que le jeune debout - proverbe africain.

La précarité qui génère cette allégeance relationnelle apporte aussi sa part dans cette notion de hiérarchie sociale : dans la mesure où, en situation de précarité, celui qui survit longtemps est nécessairement sage, l’âge devient synonyme de sagesse. Et cette sagesse (même si elle n’est pas toujours avérée) suscite le respect et l’obéissance.
C’est ainsi que l’allégeance relationnelle devient allégeance générationnelle, la seconde étant bien sûr largement portée par la première.


Sous-paragraphes :Publié le 01/09/2016

Obéissance

Dans les cultures africaines, la soumission des jeunes envers les plus âgés, même en dehors du cadre familiale, est souvent déconcertante pour un observateur occidental. J’ai moi-même été témoin à de nombreuses reprises de situations qui relèvent de ce mécanisme culturel. Cette obéissance prend des formes très variées : c’est ainsi qu’on verra par exemple un jeune homme ou une jeune femme reversant son salaire à un parent, réalisant un service pendant et au détriment de son temps de travail ou d’étude, et aller jusqu’à l’acceptation d’un mariage avec une personne non choisie par lui ou elle. J’ai en même temps constaté, et c’est important pour comprendre que cette obéissance est vraiment une réalité culturelle, que la plupart du temps ces jeunes gens approuvent librement ce qui leur est demandé. Même les mariages arrangés ne sont pas nécessairement forcés et peuvent tout à fait se réaliser avec le consentement des futurs époux. Evidemment la limite entre l’obéissance libre et l’obéissance forcée est très floue et peut vite être franchie, mais elle ne l’est pas forcément dans les situations où on s’y attendrait en tant qu’observateur occidental.


Publié le 01/09/2016

Stabilité

Un autre aspect important de la hiérarchie sociale fondée sur une allégeance relationnelle et générationnelle est sa grande stabilité. Bien sûr, le riche peut être ruiné et perdre du même coup le rang et l’autorité que lui procurait sa richesse, mais en dehors de ce genre de situation, l’échelle sociale est relativement figée. En effet quoi qu’il arrive, un père reste un père, un ancien reste un ancien, un notable reste un notable et les riches trouvent très souvent un bon moyen pour le rester, ne serait-ce qu’en tirant parti des privilèges que leur procure leur rang dans la hiérarchie sociale. Là encore, un sentiment d’injustice peut naitre dans le cœur d’un observateur occidental face à des situations de ce genre, mais il est essentiel de bien comprendre qu’elles sont tout à fait cohérentes avec les cultures dans lesquelles elles se déploient, et qu’elles sont par conséquent plutôt bien admises par les populations.


Publié le 01/09/2016

Le groupe avant l’individu

Si l’allégeance relationnelle permet de garantir la survie du groupe, elle le valorise largement au détriment de l’individu.

  • Ainsi, de façon générale, le groupe est perçu par tous et par chacun comme prioritaire sur l’individu.
  • Chacun accorde donc la priorité qui s’impose à cette solidarité, souvent au détriment de ses ambitions et intérêts personnels.

Une situation très classique dont j’ai été témoin au Burkina Faso : un jeune homme qui accède à son premier travail rémunéré ne profite souvent pas de ses premiers salaires qu’il a le devoir de reverser à ses proches (parents ou autres). Et ce devoir relève d’une pression sociale qui s’exerce plus sous une forme morale que par des manifestations explicites de la part des gens. C’est donc lui qui prend l’initiative de reverser son salaire, sans que quiconque ne le lui demande. C’est dans l’ordre des choses, c’est comme ça qu’il convient de se comporter envers ses parents dans une telle culture.

  • Par conséquent, celui qui s’y refuse s’attire inévitablement la méfiance et le mépris de la part de ses proches.
  • On comprend alors pourquoi, lorsqu’un africain accède à un certain pouvoir, il est fortement tenté de distribuer des privilèges aux membres de son entourage. Il ne s’agit pas seulement pour lui d’une stratégie de protection de sa situation avantageuse, il ne s’agit pas non plus d’abord de corruption au sens exclusivement de cupidité et de malhonnêteté. Il s’agit là encore d’une pression socioculturelle forte qui s’exerce sur lui en cultivant dans son esprit l’idée qu’il ne peut pas profiter seul de la situation confortable dans laquelle il se trouve. Sa famille, dans l’acception africaine du terme, ne peut pas être « négligée », faute de quoi il risque fort de passer pour un égoïste et de subir le désaveu des gens auxquels il tient, ce qui serait insupportable pour quelqu’un qui considère les relations plus importantes que tout.

Sous-paragraphes :Mis à jour le 13/10/2017

Liberté individuelle

Quand on parle d’allégeance relationnelle, l’expression est vraiment bien choisie car c’est une véritable pression sociale qui s’exerce sur les gens. Par défaut, il n’est donc pas question de refuser un service, de privilégier ses propres intérêts, son confort ou sa tranquillité, de refuser un cadeau… Dans ces conditions, il est clair que la notion de liberté individuelle n’est pas du tout privilégiée, et c’est là que le choc culturel prend sa force. Car pour le français dont la devise nationale commence par « Liberté », se trouver dans l’impossibilité de répondre aussi bien par « oui » que par « non » à une demande est une vraie frustration qui remet en cause beaucoup de choses : là où il tient à sa liberté, il se sent obligé. Là où il pourrait, grâce à cette liberté, agir par générosité, il a le sentiment d’agir par contrainte. Lorsque ce genre de situation se multiplie, et surtout si le mécanisme qui les sous-tend n’est pas comprit, il y a de quoi être exaspéré.

La liberté individuelle a de fait une dimension restreinte, mais il est important de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une sorte d’aliénation culturelle. Chacun admet plus ou moins consciemment qu’il est dans son intérêt de privilégier le ou les groupes auxquels il appartient au détriment de sa propre liberté et accepte du coup de la voir limitée dans une certaine mesure (mesure clairement plus grande que ce qu’on accepte dans la culture française).


Publié le 01/09/2016

Stabilité et réciprocité des relations

Sous le règne de la précarité, les relations ayant pour but d’apporter la sécurité qui fait défaut, elles sont conçues pour être stables et réciproques. Typiquement, laisser une relation s’effriter par manque de communication peut être mal perçu.

Si chacun sait qu’il peut compter sur son entourage pour lui venir en aide, il sait aussi que son entourage compte en permanence sur lui, et que cette solidarité n’est pertinente que si elle est réciproque. Chacun peut compter sur les autres et a en même temps la responsabilité d’aider les autres.

  • On comprend facilement l’intérêt que chacun puisse puiser dans cette solidarité les moyens de sa survie en cas de coup dur. Mais le caractère obligatoire de cette solidarité oblige à une redistribution permanente qui ne se limite pas à la résolution des situations difficiles, et qui prive souvent celui qui s’enrichit matériellement des bénéfices de son enrichissement.
  • Cet impératif de stabilité relationnelle donne une dimensions particulièrement grave aux situations de rupture brutale d’une relation. Une dispute suffisamment forte pour que deux personnes refusent définitivement de se reparler suscite facilement la désapprobation générale de leur entourage et n’est jamais considéré comme quelque chose d’anodin.

Publié le 01/09/2016

Personne physique et personne morale

Sous le règne de l’allégeance relationnelle, la notion de personne se limite globalement à la personne physique. Non pas que la notion de personne morale n’existe pas, mais plutôt qu’elle entre difficilement en cohérence avec la culture locale. Une relation, en effet, ne se tisse qu’avec une personne physique, qui ne peut en aucun cas être remplacée par une autre sans un effort particulier. Dans ce cadre, le concept de personne morale a quelque chose d’inconsistant, qui conduit les gens à lui accorder peu d’importance, voire à l’ignorer complètement. Cette réalité culturelle très courante en Afrique a trois conséquences particulièrement importantes :

La première est que, la personne morale étant peu ou pas considérée, ce qui lui appartient ou lui revient est difficilement reconnu. Cette perception ouvre grand la porte à ce que certains individus qui en ont la possibilité s’approprie ses biens et ressources (argent, matériel, véhicules…). Prendre quelque chose qu’on sait appartenir à quelqu’un d’autre, c’est du vol, et peu de gens adhèrent à l’idée d’être un voleur. Mais prendre quelque chose qui n’appartient à personne, en quoi serait-ce illégitime ou immoral ? En accordant peu de consistance à la personne morale, une culture sous allégeance relationnelle autorise en quelque sorte ses membres à prendre ce qui lui appartient sans qu’ils se sentent en porte à faux vis à vis d’eux-même ou de la société. Intégrer ce paramètre permet de comprendre pourquoi tant d’Etats et d’administrations en Afrique rencontrent de façon permanente des difficultés financières lourdes, même s’ils disposent de revenus dont on pourrait s’attendre à ce qu’ils soient largement suffisants pour couvrir leurs besoins.

La seconde conséquence du désaveux de la personne morale est la difficulté particulière qui s’impose lorsqu’on cherche à remplacer une personne par une autre, en particulier lorsque celle qui part est là depuis longtemps. En fait, l’idée de remplacement sonne faux d'une certaine manière, c’est plutôt quelqu’un qui part, une relation qui se brise, et quelqu’un d’autre qui arrive, et une nouvelle relation à tisser. Remplacer par exemple un manager par un autre, cela signifie, pour tous ses collègues africains, recommencer de zéro à tisser une relation. Le nouveau peut bien être aussi efficace ou même plus, quand les relations sont plus importantes que tout, le changement n’est jamais aussi simple que ce à quoi on est tenté de s’attendre. Ce n’est pas d’abord le nouvel employé qui doit s’adapter à son nouveau poste, mais ses collègues et lui qui doivent tisser une nouvelle relation.

La troisième conséquence est directement liée à la seconde et à l’idée qu’une personne physique ne se remplace pas, mais intervient au niveau de l’individu concerné. Lorsqu’on considère qu’on ne peut pas être remplacé, il est difficile de prendre conscience qu’un remplacement doit être préparé pour facilité l’arrivée du nouveau venu. Dans une entreprise ou une administration, lorsqu’un employé part, il est souhaitable qu’il laisse des traces des dossiers sur lesquels il a travaillé, pour que celui qui prendra sa place sache rapidement ce qui a été fait et ce qu’il reste à faire. Ce n’est généralement pas le cas si la direction n’impose pas que les activités menées et les projets en cours soient consignés par écrit.

La meilleure solution est bien sûr celle qui rejoint les gens dans leurs cultures : faire en sorte que lorsque quelqu’un doit partir, son remplaçant arrive plusieurs mois avant pour s'imprégner avec lui de tout ce qu’il doit savoir. Ainsi, la transmission se faisant à travers une relation, l’un comme l’autre y adhèrent plus facilement, et l’ancien peut aussi aider le nouveau venu à se faire connaitre et à débuter des relations avec ses futurs collègues, clients, fournisseurs, partenaires, etc…


Mis à jour le 07/04/2017

La notion de responsabilité

Le collectivisme influence en particulier la perception que les gens ont de la responsabilité. Il est bien sûr ici plus question de responsabilité au sens moral que juridique. La responsabilité individuelle n’a rien d’évident dans un tel contexte culturel, car elle nécessite d’identifier l’individu indépendamment de sont entourage, ce qui n’est pas le cas. D’autre part, la liberté individuelle étant elle-même restreinte par l’allégeance relationnelle, on comprend que la responsabilité individuelle suive mécaniquement le même chemin. La notion de responsabilité est donc généralement abordée de façon collective.

  • Il arrive parfois, lorsqu’un africain commet une faute grave, qu'il soit demandé à sa famille d’en assumer les conséquences. Il arrive aussi, dans le même genre de situation, que ce soit la famille elle-même qui se sente responsable de la faute commise par un de ses membres.
  • Il n’est pas rare non plus de s’entendre difficilement au sujet d’un préjudice à réparer lorsqu’on demande à un africain d’en assumer seul la responsabilité. En général, le choc culturel arrive vite dans ce genre de situation lorsque l’interlocuteur est de culture occidental et a par conséquent une perception très individuelle de la responsabilité…
    • Ce genre de situation se joue souvent sur des considérations trop faibles pour avoir recours à des moyens juridiques et nécessites de trouver un terrain d’entente. Comprendre qu’on a une perception différente de la notion de responsabilité est donc très utile.
  • Dans le domaine professionnel, cette perception collective de la responsabilité a un impact direct sur le comportement des travailleurs et requiert une attention toute particulière de la part des managers. Pour un travailleur africain, être responsable consiste souvent plus à manifester sa bonne volonté qu’à chercher à tenir ses objectifs. Souvent aussi, les circonstances ont une très forte influence sur le sentiment de responsabilité et la conduite d'un collaborateur. Là encore, on retrouve l’impact de l’allégeance relationnelle : un travailleur qui a une bonne relation avec son supérieur hiérarchique n’hésitera souvent pas à s’investir de façon très significative pour aider à la résolution de problèmes.

Mis à jour le 13/09/2018

La notion de faute

Sous l'allégeance relationnelle, une faute est avant tout considérée comme commise contre une relation. Cela entraine souvent un comportement qui peut paraitre étrange ou inapproprié à un observateur occidental : la recherche d'un coupable plutôt que d'une solution.

Inversement, la mise en lumière d’une faute et de la culpabilité de la personne qui l’a commise peut également être considéré comme une atteinte portée à la relation entre le coupable et celui qui le dénonce. C’est pourquoi la tentation de passer une faute sous silence est forte.

En 2003, Thierry est un volontaire français en poste dans une école du village de Makak au Cameroun, où il est également trésorier de la petite association d’enseignants. Sur l’initiative de l’un d’entre eux, Dieudonné, un week-end sympathique est organisé dans un village voisin, moyennant une cotisation de 5000 F CFA (7,50 €) par personne. Au retour, Thierry prépare une synthèse des comptes de l’association dans laquelle il apparait que suite à la petite excursion, il manque 20 000 F dans la caisse, et que Dieudonné ne peut pas le justifier. Lorsque ce document est distribué aux membres de l’association à l’assemblée suivante, il est pris à partie par Dieudonné qui le traite d’« espèce d’individu ». Des débats très vifs s’engagent et ne prennent fin que lorsque le directeur de l’école, un homme réputé particulièrement intègre, décide de classer l’affaire sans suite.

Pourquoi Dieudonné s’est-il fâché si fort contre Thierry, au point de l’insulter devant leurs collègues  (et amis) ? Thierry n’a-t-il pas simplement fait son travail de trésorier en tenant les comptes de l’association avec rigueur et en signalant le problème dès son apparition ? Certes si, mais dans le même temps, il a mis en lumière la faute commise par l’enseignant et lui a fait perdre la face aux yeux de tous les autres. Et pire encore, il l’a fait par écrit, ce qui, en quelque sorte, donne du poids à la dénonciation en la rendant incontestable en ne permettant pas qu’elle soit vite oubliée. Si le problème n’avait été évoqué qu’oralement, les uns et les autres auraient pu trouver un moyen de le traiter en préservant Dieudonné, en faisant en sorte d’arrondir les angles et en cherchant un règlement à l’amiable et discret afin qu’aucune relation n’en soit entachée. Le document présenté par Thierry ne permet pas cette diplomatie et, pour ces gens qui placent les relations au sommet de leur échelle de valeur, il prend un caractère particulièrement agressif. L’insulte de Dieudonné manifeste bien la façon dont il le reçoit : un « individu », c’est ici quelqu’un qui refuse les relations, qui se comporte de façon méprisante envers elles et, par extension, envers les autres.


Publié le 04/04/2017

La notion de famille

Pour qu’un enfant grandisse, il faut tout un village - Proverbe africain

La famille est le premier groupe auquel un individu appartient, et du coup aussi celui au sein duquel il tisse les relations les plus intimes et les plus fortes. C’est donc logiquement aussi celui auquel il accorde le plus d’importance. Il est très fréquent d’entendre ce genre de phrase dans la bouche d’un africain : « la famille, pour nous, c’est très important ». Dans une culture collectiviste, la notion de famille est redéfinie par cet aspect : il ne s’agit plus d’un ensemble d’individus liés uniquement par les liens du sang et du mariage (et assimilés), il s’agit d’un groupe de personnes qui se sentent liées les unes aux autres à la façon dont peuvent l’être des frères et sœurs, finalement donc plus par le coeur que par des considérations biologiques ou administratives. Ainsi un africain peut désigner comme son frère ou sa sœur n’importe quelle personne avec qui il entretient une bonne relation. Si la différence d’âge ou de génération est un peu trop grande, il parlera de son tonton, de son père, ou de son enfant, mais il s’agit toujours du même mécanisme. Un « papa » n’est donc pas forcément le géniteur de celui qui en parle, de même qu’un « tonton » n’est pas non plus nécessairement le frère ou le beau-frère de son père ou de sa mère. C’est juste quelqu’un d’un peu plus âgé avec qui on s’entend bien, et pas forcément d’ailleurs depuis très longtemps ou de façon particulièrement intime.

Je n’ai passé que 2 mois dans ce quartier de Ouagadougou où je louais une villa. Seul blanc du quartier, les enfants n’ont pas tardé à m’appeler « tonton » et à me solliciter pour leur acheter un ballon de foot. En France on les aurait peut-être trouvé impolis ou un peu audacieux, mais ici au contraire, c’est une marque de respect et le signe qu’ils me considèrent comme quelqu’un du quartier plutôt que comme un étranger.

La notion africaine de la famille est donc très large et, dans la mesure où les liens du sang et du mariage n’ont pas un impact déterminant, les liens familiaux sont également redéfinis d’une manière qui peut créer beaucoup de confusion aux yeux d’un occidental. La grand-mère peut tout à fait être appelée par tous la « maman », et un bébé aussi bien être appelé le « père » s’il porte le même prénom que son grand-père. Du coup, la grand-mère va l’appeler « mon mari » ! Vous êtes perdu ? C’est normal. L’essentiel est de bien comprendre que les africains sont très attachés à la famille et pourquoi le modèle familial africain n’est pas comparable au modèle occidental.


Sous-paragraphes :Publié le 01/09/2016

Enfants

Dans une telle approche de la famille, l’acte de mettre un enfant au monde prend bien sûr une importance toute particulière. Pour un couple, le fait de faire des enfants a un caractère prioritaire et n’est pas subordonné à des questions d’argent, de carrière ou d’organisation comme on le voit souvent dans les cultures occidentales. La stérilité est souvent très mal perçue et très mal vécue, et il est fréquent d’entendre parler de « malédiction » au sujet de personnes qui en souffrent. Il existe d’ailleurs des rituels très particuliers qui sont réservés aux femmes décédées sans avoir accouché. Chez les Bamilékés du Cameroun, par exemple, on les enterre avec un cailloux dans la main (le caillou étant un symbole de stérilité), comme une manière de dire « tu pars comme tu es venue, seule », et dans l’espoir de conjurer ainsi le mauvais sort qui s’est abattu sur la famille en question par la naissance d’une fille qui n’a jamais pu devenir mère.


Publié le 01/09/2016

Divorce

L’importance accordée à la stabilité des relations va bien sûr influencer aussi la vie des familles. Le divorce est un phénomène encore peu récurent en Afrique et même parfois en diminution*, même si cette pratique est de plus en plus admise et aussi encadrée sur la plan juridique. J’ai moi-même été témoin de plusieurs situations familiales difficiles en Afrique de l’Ouest comme en Afrique Centrale, où des personnes préservent leur mariage de façon inattendue pour un observateur occidental. Les mêmes circonstances dans le contexte culturel français conduiraient probablement au divorce, ou au moins à une séparation physique. Notons que dans ces situations particulières, il ne m’est pas apparu que des questions d’ordre religieux soient déterminantes. Il semble bien que ce soit le mécanisme culturel l’allégeance relationnelle qui y soit principalement à l’œuvre.

* « Les niveaux d’instruction, d’emploi et de revenus étant à la hausse chez les femmes de l’Afrique subsaharienne, de nombreux observateurs ont émis l’hypothèse selon laquelle les taux de divorce suivraient la même tendance, comme ce fut le cas dans la plupart des pays développés. Une nouvelle étude réalisée par des chercheuses de l’Université McGill montre toutefois que les taux de divorce dans 20 pays africains au cours des 20 dernières années sont demeurés stables ou ont diminué. » : extrait de l’article « Afrique subsaharienne : taux de divorce en baisse » publié le 16/12/2015 sur mcgill.ca qui cite lui-même l’article « Divorce in sub-Saharan Africa: Are Unions Becoming Less Stable? », par Shelley Clark et Sarah Brauner-Otto, publié dans Population and Development Review.


Publié le 01/09/2016

Évènements familiaux

Assez logiquement, la grande importance donnée à la famille se traduit par une importance toute aussi grande accordée aux évènements familiaux. Ceux-ci sont d’ailleurs parfois plus longs qu’en France et peuvent facilement durer plusieurs jours, comme dans le cas des mariages et des enterrements. Ils sont souvent chargés de nombreux symboles hérités des traditions ancestrales et adaptés à la situation particulière des personnes concernées. Il est aussi de bon ton pour chacun d’être attentifs aux évènements familiaux de ses amis et, selon les cas, d’y participer soit par sa présence, soit par un cadeau (ou les 2 bien sûr).

Notons que l’influence des évènements familiaux sur les individus est très forte et que parfois, elle peut les affecter au point d’avoir un retentissement sur leur travail, même s’il ne s’agit pas d’un évènement douloureux. En particulier, cette influence favorise l’oubli. C’est pourquoi il est recommandé aux managers d’être attentifs à cette réalité et à ne surtout pas la mépriser.


Publié le 01/09/2016

Hiérarchie sociale

Le caractère réciproque et stable de l’allégeance relationnelle va définir en particulier les règles de la hiérarchie sociale, qui a généralement beaucoup d’importance aux yeux des africains.

Cette hiérarchie commence bien sûr dans le cadre familiale où, comme je l’ai déjà évoqué, se déploie l’allégeance générationnelle. Et cette hiérarchie familiale va aussi impacter les rapports entre frères et soeurs, avec ce qu’on appelle le « droit d’ainesse » où l’ainé a donc autorité sur son cadet. Notons aussi que dans certains cas, des mécanismes d’héritage peuvent reconfigurer la hiérarchie familiale lorsque, par exemple, une personne âgée remet, avant de mourir, son autorité entre les mains d’une autre.

Il est important de comprendre que cette hiérarchie « familiale » inspire directement tous les rapports sociaux, y compris professionnels. Ainsi dans une entreprise, l’exercice de l’autorité par un chef plus jeune que ses subalternes n’a rien d’évident. Il n’est pas rare, dans ce genre de situation, de voir le chef en question user de beaucoup de diplomatie pour faire passer ses consignes, ses remarques ou ses critiques, alors qu’il ne ressent pas le besoin de prendre autant de soin avec des subalternes plus jeunes. L’allégeance générationnelle se mêle à la hiérarchie de l’entreprise et en redéfinit les règles d’usage.

En 2016 à la CEEAC, le Coordonateur Adjoint du Département de l’Intégration Physique et Monétaire (que j’appellerai ici Pierre) est plus jeune qu’un de ses subalternes (que j’appellerai ici Dieudonné). Lorsqu’un dossier doit monter au Secrétariat Général, c’est à lui de le viser et de demander si besoin que des corrections y soient portées, son avis est obligatoire. Pourtant, en cas de problème avec un dossier, il ne se permet pas de le renvoyer sans précaution. Il ne peut pas se contenter d’écrire « rejeté » sur la couverture. Il n’hésite pas à venir en personne en parler à Dieudonné, en prenant soin d’aborder le sujet avec beaucoup de respect, en l’appelant « grand frère », en prenant le temps d’expliquer les difficultés. Si Dieudonné a lui-même des remarques ou des suggestions, Pierre les écoute. Si Dieudonné sait des choses que Pierre ignore, ce dernier en tient compte.

Pourtant, si Pierre était le plus âgé, les choses se passeraient de façon très différentes. Il pourrait se contenter de rayer les erreurs sur les documents à revoir et attendre que Dieudonné se déplace lui-même. C’est ce dernier qui devrait user de beaucoup de diplomatie.

Il est essentiel de bien comprendre à quel point le respect de cette allégeance générationnelle est important : si le chef n’en tient pas compte avec ses subalternes plus âgés que lui, ils s’en sentiront tellement mal respectés que cela peut se ressentir fortement dans la qualité de leur travail. Pour la même raison, ils pourront renoncer à le couvrir en cas de situation délicate. Au contraire, si le chef respecte au quotidien ses subalternes plus âgés, sans pour autant remettre en cause son autorité, ceux-ci seront plus facilement enthousiaste dans leur travail et auront de lui une perception très positive.
« Les hommes... ne coopèrent volontiers à une oeuvre commune que s'ils sont traités conformément aux valeurs auxquelles ils croient. » (Philippe d’Iribarne - La logique de l’honneur : Gestion des entreprises et traditions nationales)

Dans un second temps, puisque le but de cette allégeance relationnelle est de faire en sorte que chacun ait ce dont il a besoin, plus une personne a les moyens de subvenir aux besoins des autres (autrement dit, plus elle est matériellement riche), plus elle sera valorisée et aura un statut social élevé.

Un taximan (chauffeur de taxi façon Afrique de l’Ouest) ouagalais m’explique : « si tu as l’argent, tu peux offrir des cadeaux au gens. Et alors les gens te respectent. Quand tu parles, les gens t’écoutent et t’approuvent. Si tu n’as pas l’argent, tu peux dire ce que tu veux, personne ne t’écoute ».

Mais dans le même temps, le statut social d’une personne détermine sa responsabilité vis-à-vis de son entourage : plus une personne est riche, plus elle est respectée, mais elle a un devoir de partage avec les membres de son entourage qui sont moins aisés (même s’ils ne sont pas pauvres). Ce devoir relevant d’une règle socioculturelle est volontiers considéré comme un devoir moral.

  • Ce devoir s’exerce sous la forme d’une pression sociale dont chaque personne a naturellement (ou plutôt culturellement) conscience. Il n’est normalement pas nécessaire de rappeler à un riche qu’il doit partager.
  • Par contre, si un riche refuse de partager avec ses proches, ce sera très mal perçu. D’une certaine façon, son comportement sera interprété comme une atteinte aux relations et il sera facilement traité d’égoïste.

Sous-paragraphes :Publié le 01/09/2016

Privilèges

Cette réalité culturelle ouvre grand la porte aux privilèges. En effet, à partir du moment où chacun accepte de vivre dans une société hiérarchisée, chacun admet du même coup que certains soient mieux lotis que d’autres. Et dans la mesure où une personne privilégiée fait profiter son entourage de ses privilèges, qui s’en plaindra ? Et dans la suite logique de ce raisonnement, le fait de profiter des avantages que procure le fait d’avoir un proche haut placé est en soit une forme de privilège qui encourage encore le fait d’admettre l’existence de privilèges.

Le mécanisme des privilèges va de paire avec la hiérarchie qui organise les rapports entre les gens. Il n’y a donc rien de choquant dans tout cela pour les membres d’une culture ainsi organisée.

Une conséquence se présente immédiatement : la notion d’égalité entre les individus est globalement étrangère à ce type de culture.


Publié le 01/09/2016

Tenue vestimentaire

J’expliquai précédemment qu’une personne riche peut difficilement échapper à son obligation sociale de partage, au moins avec ses proches. Dans le même ordre d’idée, si un riche adopte un comportement, une tenue vestimentaire ou un discours qui masque sa richesse, ce sera aussi très mal perçu, car il sera considéré comme quelqu’un qui cherche à dissimuler sa situation confortable pour esquiver ses responsabilités sociales.

J'ai personnellement expérimenté en Haïti et au Burkina Faso qu’il est très mal perçu pour un blanc d’arpenter les rues de Port-au-Prince ou de Ouagadougou avec une tenue qui laisse voir ses jambes (short, bermuda ou pantacourt). Quelqu’un m’a fait un jour la remarque suivante : « tu ne dois pas ressembler à ce que tu n’es pas ».

Pourquoi ? Parce que ce genre de tenue, moins élégante qu’un pantalon, est généralement portée par les pauvres, c’est à dire ceux qui n’ont pas les moyens de s’en acheter un ou qui en portent un déchiré.

Le fait pour un riche de montrer ses jambes en public est donc perçu comme une façon de faire semblant d’être pauvre, et donc comme une façon d’essayer d’esquiver ses responsabilités (même si le bermuda en question est vendu plusieurs centaines d’euros dans les boutiques de luxe). C’est un exemple très éclairant de la façon dont un choc culturel peut se produire : le français à qui cet aspect échappe (en avoir conscience n’a rien d’évident) s’habille comme il en a l’habitude lorsqu’il fait chaud. Comment peut-il deviner que sa tenue qui, pour lui, n’a rien de grossier, va pourtant choquer les gens qu’il croisera ? C’est vraiment inconsciemment qu’il va provoquer un choc culturel. Et s’il a comme moi la chance qu’un haïtien ou un burkinabé lui fasse la remarque, comment ce dernier pourra-t-il lui expliquer le fondement de ce qui est en jeu ? Chacun vit sa culture sans se poser de question, et  n’a du coup bien souvent pas d’autres explications à proposer que : « c’est comme ça ».


Publié le 01/09/2016

Grade

Il est aussi frappant de voir à quel point les africains sont attachés à leur grade lorsqu’ils en ont un, même s’il est bas. Dans une culture où existe une hiérarchie sociale importante, cet attachement fait sens :

  • D’abord les gens sont habitués à vivre en hiérarchie, rien d’étonnant donc, à ce qu’ils soient à l’aise au sein d’une hiérarchie supplémentaire et y attachent de l’importance.
  • Pour certaines personnes, ce peut être une occasion de gagner un peu de reconnaissance sociale : faute d’être bien placé dans la hiérarchie « de départ », le fait d’avoir un grade dans une hiérarchie professionnelle est très valorisant.

C’est ainsi que policiers et militaires, en particulier, se montrent souvent sensibles à cet aspect et s’attendent à ce que leur grade comme leur uniforme soit particulièrement respecté. Il est souvent utile d’en avoir conscience…

Vous l’aurez sans doute compris, cette idée de hiérarchie sociale et l’importance qui lui est accordée s’opposent directement à l’idéal d’égalité de la culture française. On peut s’attendre à ce que cet antagonisme provoque lui-aussi quelques chocs culturels.


Publié le 01/09/2016

Solidarité interpersonnelle

Sous le régime de l’allégeance relationnelle, la solidarité parait être sensée aller de soit puisque, justement, c’est ainsi que tous et chacun doit trouver les moyens de sa survie. Ainsi, dès lors qu’une relation existe entre deux personnes, même si elle est naissante et encore peu significative, une sorte de mécanisme de solidarité est en marche, qui conduit normalement l’un comme l’autre à se rendre service. Mais il est important de bien saisir cette réalité dans son ensemble, car l’inverse se produit également : tant qu’aucune relation n’est établie entre deux personnes, aucun service n’a lieu d’être rendu, y compris s’il s’agit d’un service professionnel… Une personne avec qui aucune relation n’est tissée n’est pour ainsi dire personne. C’est ainsi que cette allégeance relationnelle influence profondément le comportement des gens en situation professionnelle : un vendeur qui a en face de lui un client qu’il ne connait pas rencontrera une sorte d’obstacle culturel à le guider, par exemple, dans son futur achat, alors qu’il s’agit pourtant de son travail. Au contraire, il bénéficiera d’un enthousiasme particulier, lui aussi d’origine culturelle, à guider un client avec qui il a déjà tissé un début de relation. De façon plus générale, un travailleur africain travaille mieux pour ou auprès de quelqu’un avec qui une relation est tissée, et vice versa.

D’où par exemple, ce conseil aux expatriés qui emploient un gardien, un chauffeur ou une femme de ménage : discutez avec eux, établissez une relation, même légère, sans bien sûr, remettre en cause le rapport employeur / employé. Ce genre d’attitude, qui touche directement l’employé dans ce qu’il considère de plus important, favorise une bonne collaboration et une solidarité qui ira facilement au-delà de ce qui est prévu au départ. Il y a vraiment de quoi être étonné devant la multitude de services qu’un gardien est capable de rendre à son employeur quand il s’entendent bien. Inutile d’en faire des tonnes, il suffit simplement de ne pas être froid, de prendre le temps du « bonjour » quotidien, d’un sourire, de quelques mots échangés de temps en temps.
Sa loyauté, elle aussi, sera fortement influencée par la relation ou l’absence de relation entre son employeur et lui. Quand on place les relations au dessus de tout, il est bien plus difficile de nuire à quelqu’un avec qui on s’entend bien qu’à quelqu’un avec qui on n’a qu’un rapport formel de travail accompli en échange d’un salaire.

Il en va de même dans la plupart des situations commerciales. En Afrique, le client n’est pas roi. Le « roi », c’est celui ou celle qu’on connait. Ainsi, lorsqu’on est habitué à la façon dont on est traité en tant que client en France, on peut parfois se sentir un peu négligé chez certains commerçants africains, dans des agences commerciales ou des administrations…

Banques, assurances, administrations, SEEG (Société d’Energie et d’Eau du Gabon), ces organisations ont un point commun : leurs clients et usagers doivent de temps en temps venir à un guichet pour régler une facture, présenter une demande, réaliser une opération… L’autre point commun qu’elles partagent quasiment toutes, ce sont leurs files d’attente qui n’en finissent pas. Il n'est pas rare de voir des guichets fermés alors que 30 ou 40 personnes attendent leur tour et patientent facilement plus d’une heure, parfois debout. Pour le moins qu’on puisse dire, non, le client n’est vraiment pas roi.

La meilleure solution est souvent toute simple : aussi souvent que c'est possible, prenez le temps de discuter avec le vendeur ou la marchande. Il en va ainsi aussi bien sur les étals des commerçantes installées sur les marchés et sur les trottoirs des capitales africaines que dans les grands magasins. On est souvent mieux servit par quelqu’un avec qui on parle d’abord d’autre chose que de ce qu’on veut acheter ou avec qui on prend le temps de négocier (lorsque c’est possible).


Publié le 01/09/2016

Eviter les conflits

Les disputes violentes, les altercations, les querelles sont généralement désavouées dans les cultures africaines, surtout lorsqu’elles concernent des personnes qui s’entendent ordinairement bien, mais pas seulement. Ce genre d’événement porte atteinte à la relation entre les personnes concernées, et plus généralement à l’impératif social de tisser de bonnes relations. Le fait d’être en désaccord n’est pas gênant en soit, mais une attention particulière est portée à la façon dont on l’exprime. Le fait de parler avec véhémence, sur un ton dur, de montrer son agacement, etc… crée une tension chez l’interlocuteur qui risque de ressentir plus d’agressivité qu’on n’en manifeste réellement par le sentiment inconscient que la relation est malmenée.

  • Plus une dispute est violente, plus elle sera mal perçue.
  • C’est d’autant plus important lorsqu’il s’agit d’une dispute publique où, d’une certaine manière, la présence de témoins officialise la rupture entre les interlocuteurs, et où le regard désapprobateur du groupe ainsi formé sera plus fort que la somme des regards désapprobateurs des individus qui le composent.
  • Le fait de manifester publiquement de la colère envers quelqu’un, même en son absence et même sans aller jusqu’à la dispute, est du même ordre : cela manifeste un défaut dans la relation et provoque un malaise.
    • Il est très fréquent qu’un africain se braque lorsqu’on s’énerve, lorsqu’on s’adresse à lui de façon agressive, même s’il s’agit d’exprimer une colère légitime et même si c’est son rôle de solutionner la cause de cette colère. Par exemple, un client mécontent d’un achat a toujours intérêt à contenir son agacement s’il tient à être dédommagé rapidement.

En 2003 dans une université privée de Port-au-Prince, le secrétaire général était connu pour négliger souvent son travail. Un jour où il est absent, un enseignant français, excédé de voir son propre travail pénalisé par une tâche que le secrétaire général n’avait pas accomplie, tape du point sur la table du secrétariat et manifeste sa colère contre la négligence de ce collègue. Un enseignant haïtien qui assiste à la scène le prend immédiatement à part pour l’avertir que ce genre de comportement est très mal vu, bien plus que le fait de manquer à ses obligations professionnelles.

  • Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de dispute entre africains, mais lorsque ça arrive, ce n’est pas tout à fait la même chose qu’entre personnes qui ne connaissent pas l’allégeance relationnelle :
    • Dans bien des cas, il ne s’agit pas vraiment d’une dispute, mais plutôt d’une sorte de mise en scène à travers laquelle chacun va défendre son point de vue, mais où personne n’est vraiment fâché. C’est très démonstratif, les gens crient, font de grand geste et exagèrent leurs propos, vraiment comme dans une pièce de théâtre de boulevard, et justement de façon suffisamment caricatural pour que personne n’ait de doute sur le fait que ce n’est pas vraiment sérieux. C’est une façon de s’exprimer, de traiter de sujets qui ont une certaine gravité mais qui ne sont malgré tout pas placés au sommet de l’échelle des priorités. C’est aussi une sorte de façon de détourner le mécanisme négatif de la dispute pour en faire quelque chose de positif. Pour mieux comprendre ce mécanisme, on peut le comparer à l’ironie à la française. Quand un français fait usage de l’ironie, il dit exactement l’inverse du message qu’il veut faire passer. On pourrait s’y perdre et se méprendre, mais le fait est que ceux qui sont habitués à ce style d’expression savent le reconnaitre à travers le ton employé, les circonstances, la construction de la phrase, le langage corporel qui l’accompagne… Il en va de même pour ce genre de dispute qui n’en est pas vraiment une. Quand on en a l’habitude, on les distingue facilement des « vraies » disputes. Il n’est d’ailleurs pas rare, après ce genre de scène, de retrouver un peu plus tard les mêmes personnes partager un sympathique moment de convivialité autour d’une bière, comme si la dispute du matin n’avait jamais eue lieu. On peut effectivement considérer qu’elle n’a jamais eue lieu, car si chacun y a défendu ses intérêts, chacun a aussi veillé à préserver avant tout le plus important : leur relation. Ce genre de situation se rencontre souvent quand l’enjeu n’est pas d’ordre relationnel.
    • Par contre, il arrive parfois de « vraies » disputes qui, cette fois-ci, sont particulièrement graves parce que, justement, elles s’opposent directement à l’impératif de tisser des relations. En général, l’enjeu ou l’origine de ces disputes est justement relationnel : quelqu’un s’est mal comporté au point d’abîmer une relation, et donc d’accomplir un acte intolérable.

Dans un petit village au sud du Burkina Faso, l’ambiance paisible du maquis* est soudain troublée par les hurlements de 2 femmes qui se disputent violemment. L’objet du conflit est le comportement de la fille de l’une qui a volé son mari à la fille de l’autre. Un lourd silence s'installe immédiatement dans les alentours et le malaise est palpable chez tous ceux qui assistent à la scène.

Quand on n’est pas habitué à distinguer les disputes théâtrales des « vraies », c’est effectivement le comportement des gens autour qui permet de savoir ce qu’il en est. Quand personne ne se préoccupe de ce qui se passe, c’est qu’en fait tout va bien. Par contre, quand les gens s’arrêtent dans leur marche ou leur travail, quand les bouches se ferment et les visages se figent, quand le malaise s’installe, c’est que là, c’est grave.

  • Le ton et le vocabulaire employés lors de discussions qui risquent de virer à la dispute manifestent bien cette réticence à entrer en conflit et une forte préférence à s’entendre si possible avant que cela n’arrive.

Dans un restaurant de Yaoundé, quatre clients assis à la même table consomment sans trop regarder à la dépense. Au moment où arrive la facture, ils se rendent compte que personne n’a en fait de quoi payer. Le malaise est immédiat et le serveur appelle le patron qui est évidemment un peu agacé à l’idée qu’une grosse ardoise ne soit pas régularisée. Voici comment il interpelle les clients : « Il faut essayer de payer la facture ».

Est-ce ainsi qu’un patron de restaurant français parlerait dans une situation similaire ? Son ton et son vocabulaire seraient certainement plus durs et plus véhéments. En fait, cette phrase, en particulier dans l’emploi du verbe essayer, peut être interprétée ainsi : « essayez de faire en sorte que ce problème d’argent ne devienne pas un conflit, que les relations ne soient pas malmenées par cette situation embarrassante ». Notons aussi que le vocabulaire contenu du restaurateur ne signifie pas qu’il n’est pas fâché. C’est simplement qu’au fond de lui, il sait qu’il doit gérer ce problème sans oublier ce qui est le plus important.

  • Un des moyens les plus utilisés pour éviter les disputes est de renoncer à une certaine franchise : beaucoup de choses ne se disent pas pour éviter les conflits, même minimes. Il y a donc beaucoup de tabous et, en Afrique, la franchise est souvent plus considérée comme un défaut que comme une qualité.
  • Un autre moyen consiste à renoncer à interpeler les gens d'une manière qui pourrait être perçu comme agressive. On est parfois tenté d'appeler une personne en criant un peu, en cognant sur la vitre derrière laquelle elle se trouve ou en se manifestant de telle manière qu'on parvienne à capter son attention malgré le bruit ambiant ou les obstacles. Ce genre de façon de faire est souvent mal perçue : elle est plus considérée comme une manifestation d'exaspération ou d'agressivité que comme une solution efficace à un problème technique de communication.
  • Tout ce qui favorise les relations est évidemment très valorisé : humour, diplomatie, patience, cadeaux… Selon les types de situations avoir recours à l’un ou l’autre de ces moyens facilite beaucoup de choses.
  • Plus généralement, il faut toujours éviter de faire perdre la face à quelqu’un, car c’est une façon particulièrement dure de s’opposer à la possibilité d’une relation et cela risque de générer toutes sortes de réactions non souhaitées.

* C’est ainsi qu’on nomme les petits restaurants/buvettes qu’on trouve dans de nombreux endroits en Afrique. Ces lieux sont particulièrement appropriés pour entretenir les relations autour d’une bière ou d’une assiette de cuisine locale.


Sous-paragraphes :Mis à jour le 19/07/2019

Châtiment

Un des signes les plus forts de cette priorité accordée aux relations est le fait qu’un des pires châtiments qui puisse être infligé à une personne est d’être bannie du groupe (famille, village, quartier, entreprise…). Dans les situations les plus dures, cela équivaut quasiment à une peine de mort et il est souvent perçu ainsi aussi bien par celui qui le subit que par ceux qui l’infligent.

  • Ce genre de pratique se rencontre aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain.
  • Il est généralement subit par les personnes qui sont inculpées de fautes très graves vis-à-vis de leur communauté : la sorcellerie est un exemple très classique.
  • Sur le plan familial, il peut s’agit d’une punition infligée à un enfant qui a gravement désobéit à ses parents.
  • Sur le plan professionnel, un licenciement est une sanction particulièrement dure, et donc pas pour les mêmes raisons que dans d’autres cultures. En France, par exemple, un licenciement est surtout perçu comme une mise au chômage. Pour un africain, c’est d’abord une exclusion du groupe, un désaveu des relations tissées.

Publié le 01/09/2016

Résoudre les conflits par un consensus

Favoriser une personne au détriment d’une autre est nuisible à la cohésion du groupe, même si cette situation est fondée sur des éléments objectifs qui devraient la rendre légitime. En cas de conflit, cette notion joue un rôle essentiel dans la façon dont il va pouvoir être résolu. Concrètement, la seule possibilité acceptable dans un contexte de collectivisme est le consensus. Autrement dit, il s’agit d’y mettre un terme en faisant en sorte que tous les belligérants soient d’accord, que personne ne perde la face ou soit défavorisé face à son adversaire. Attention, il ne s’agit pas d’un désir d’égalité, mais bien de cohésion du groupe. En particulier, les considérations liées à la hiérarchie sociale continuent de jouer leur rôle dans la recherche de solution et sur cette base, une « inégalité de traitement » n’empêche pas nécessairement que chacun s’y retrouve.

  • Au niveau du groupe, lorsque le nombre de membres le permet, la démarche préférée pour résoudre les problèmes et les conflits est de réunir les personnes concernées pour chercher ensemble une solution consensuelle. Ce genre de discussion peut être très longue, et il est important que, dans la mesure du possible, il n’y ait pas de perdant, et donc pas non plus de gagnant, car ce genre de situation créerait une tension qui nuirait aux relations au sein du groupe, et le conflit ne serait donc pas réellement résolu.
  • Cet aspect est un premier élément pour comprendre pourquoi la démocratie n’a rien d’évident dans des sociétés collectivistes : lors d’une élection, il y a un gagnant et de nombreux perdants. On comprend donc pourquoi les populations ne perçoivent pas forcément un scrutin électoral comme quelque chose de positif, comme une occasion de s’exprimer et de participer activement à l’évolution de leur pays. Ce qu’ils voient souvent avant tout, c’est le fait que l’issue du scrutin risque de créer des divisions.
  • Même dans la résolution d’un problème de dimension humaine, le choix d’une solution par le vote est rarement une pratique appropriée à la préservation des relation, alors que la recherche de consensus l’est beaucoup plus.

Publié le 01/09/2016

Oui et non

Ces mots paraissent si simple, rien que dans la façon de les écrire. Que peut-on dire de plus clair que « oui » ou « non ». Quand il y a une ambiguité, quand les circonstances sont complexes, on dit autre chose, on fait des phrases, on explique. Mais oui, c’est oui et non c’est non, non ? Et bien en fait non.

Car sous le règne de cette fameuse allégeance relationnelle, et précisément à cause d’elle, il est très difficile de dire « non » à quelqu’un ou plus précisément, de répondre par la négative, car ce refus risque d’être surtout perçu comme une dénégation, un désaveu de la relation. C’est pourquoi une réponse positive de la part d’un africain ne signifie pas forcément « oui je vais le faire », mais « oui je t’ai entendu », ou plutôt « je ne te dis pas non pour ne pas te contrarier, et si je peux je vais le faire ». Il s’agit avant tout de préserver la qualité de la relation. Rien d’étonnant sur cette base, de constater plus le tard que le « oui » en question n’est pas forcément suivit des actes auxquels on pouvait s’attendre… Choc culturel classique qui fait dire à bien des expatriés français à propos de ce genre de situation que les gabonais se comportent comme des enfants. Si on garde à l’esprit la priorité qu’ils accordent aux relations, on comprend qu’il n’en est en fait rien :

C’est un « oui » qui a été prononcé, mais le français a entendu « oui je vais le faire », alors que son interlocuteur a voulu dire « je ne veux pas te contrarier ». Lorsque le premier constate que rien n’est fait, souvent il s’énerve, et le second n’y comprend rien. Puisqu’il a répondu ce qu’il fallait pour ne pas le contrarier, pourquoi s’énerve-t-il ?

Conseil aux expatriés : quand il s’agit de quelque chose d’important, ne vous contentez pas d’un oui. Discutez, expliquez en quoi c’est important, demandez : « est-ce que tu es sûr de le faire ? ». En général, ce que votre interlocuteur va vous répondre vous laissera entendre s’il s’agit du « oui » que vous attendez, ou pas.

De la même façon, il est tout à fait étonnant de voir que le « non », lorsqu’il est employé, signifie en fait souvent « oui ». De fait, cet usage très particulier ne pose pas de problème relationnel puisqu’il ne contient pas de négativité. En voici un exemple classique (assez amusant la première fois) :

« Ca va bien ? »
« Non, ça va »…

Ce que je viens d’expliquer au sujet du « oui » se retrouve de façon similaire dans d’autres expressions quasiment du même ordre :

« Combien de temps te faut-il pour finir ça ? Je suis un peu pressé »
« Deux jours c’est bon »
« Super »

Une semaine plus tard, rien n’est fait…


Publié le 01/09/2016

La négociation

Quand la priorité est donnée aux relations, la négociation est quelque chose d’important. C’est ce qui permet de tisser une relation au lieu de s’en tenir à un rapport formel, c’est ce qui permet d’éviter les conflits ou de les résoudre, c’est ce qui permet de montrer à l’autre qu’on recherche le consensus plutôt que la domination, c’est ce qui permet de lui manifester aussi une certaine solidarité en le laissant mettre dans la balance ses problèmes personnels.

Une négociation est avant tout une discussion, il ne s’agit pas d’un échange froid de propositions et de conditions d’entente. La priorité reste la relation, la courtoisie et l’humour y donc ont la plupart du temps toute leur place. Cette pratique n’est pas évidente pour ceux qui n’y sont pas habitués, voici donc quelques petits conseils simples :

  • Ne pas mettre son interlocuteur mal à l’aise avec des propos ou un comportement déplacé. Au début, il est difficile de bien identifier les propos ou les comportements en questions, c’est quelque chose qu’on apprend au fur et à mesure des négociations.
    • Astuce : pour mettre un peu la pression à un interlocuteur africain sans paraitre agressif, on peut lui laisser entendre qu’on est soi-même mal à l’aise, en argumentant un peu bien sûr. Souvent il va lui-même se montrer plus conciliant pour éviter cette situation.
  • Quand il s’agit d’argent, plutôt que de proposer d’emblée un tarif très ajusté et donc peu négociable, mieux vaut commencer haut et accepter de redescendre jusqu’au prix recherché. Ainsi la négociation n’est pas gênante et peut se dérouler agréablement. On en profite pour bien préciser que c’est avec plaisir qu’on fait un effort pour un ami et finalement tout le monde est content : vous avez vendu au prix souhaité et votre interlocuteur a eu la négociation si importante à ses yeux. Il a pu tisser une relation à laquelle vous avez tout autant intérêt d’attacher de l’importance que lui, et même s’il se doute probablement que votre prix de départ était artificiellement élevé pour rester ouvert à la négociation, il est important pour lui qu’elle ait pu avoir lieu.

Publié le 01/09/2016

En Afrique, tout est possible, mais rien n’est certain

Cette expression manifeste bien à quel point les sociétés sous le régime de la précarité sont structurées sur cette allégeance relationnelle. En effet, dans la mesure où chacun peut compter sur les autres, tout semble possible. La seule chose nécessaire est que ses relations soient bonnes, et il faut préciser que cet objectif commun à tous les membres de ces sociétés fait que les relations sont bonnes par défaut : lorsque 2 personnes se rencontrent pour la première fois, elles sont déjà mutuellement dans une démarche d’aide réciproque qui s’inscrit dans cette fameuse allégeance relationnelle.

Luc, fraichement débarqué de France au Burkina Faso pour deux mois de vacances, se met à la recherche d’un serrurier pour faire dupliquer une clef. Pas facile, il y en a très peu à Ouagadougou. Un commerçant le renseigne sur le lieu où il en trouvera un. Lorsque il trouve la boutique, elle est fermée. Il aborde un vendeur de poteries installé juste à côté, qui lui explique que le serrurier est malade. Rapidement, il lui propose de lui montrer les clefs qu’il veut faire reproduire, et constatant que ce sont des clefs simples, dit qu’il peut le faire lui même : il s’introduit par derrière dans la boutique du serrurier et réalise le travail.

Ce vendeur qui fait partie de l’entourage du serrurier s’entend bien avec lui, au point que ce dernier lui laisse les clefs de son local et l’accès à son matériel. Le simple fait pour Luc de discuter avec ce vendeur qu’il rencontre pour la première fois le met en disposition pour l’aider. Lorsqu’une situation paraît compliquée, la première chose à faire est de discuter avec les gens sur place pour voir si l’un d’entre eux n’aurait pas une solution. Le serrurier était malade, pas possible donc de faire dupliquer ces clefs… Et bien si, car on est à Ouagadougou, et en Afrique, tout est possible.

Par contre, rien n’est certain.

  • On est jamais sûr que l’employé ou le fonctionnaire dont on a besoin est effectivement à son poste.
  • On est jamais sûr d’avoir de l’eau au robinet ou de l’électricité.
  • On est jamais sûr que les informations qu’on a pourtant obtenues au bon endroit sont fiables.
  • On est jamais sûr que le budget prévu d’après des calculs précis suffira.
  • On est jamais sûr que les gens attendus seront là à l’heure prévue.
  • On est jamais sûr que là où on va, on ne va pas trouver un ministre ou un chef traditionnel à qui il faudra laisser la priorité parce que son statut l’impose.
  • On est jamais sûr qu’un projet en cours ne va pas être longuement bloqué par des contraintes très inattendues (religieuses, traditionnelles, relationnelles…).

Publié le 01/09/2016

Le nom

Sous le règne de l’allégeance relationnelle, une grande importance est attachée au nom d’une personne car il représente son identité et est un support particulier pour les relations que l’on peut tisser avec lui ou elle.

En français, on dit « je m’appelle Jean », alors que la phrase « je suis Jean » parait un peu maladroite et ne convient que dans quelques situations bien précises. Par contre, en langue Fon (Bénin), le terme « nyi » signifie aussi bien « être » que « s’appeler », « se nommer ».

Certaines expressions courantes en Afrique de l’ouest manifestent cette conception du nom : « faut pas gâter mon nom » que l’on peut comprendre comme « ne salit pas ma réputation, ne porte pas atteinte à ma personne ».

Selon les cultures ethniques, une personne peut avoir plusieurs noms qui ont chacun un rôle particulier :

  • Nom patronymique : nom de famille ou nom de clan.
  • Nom individuel : prénom.
  • Surnom.
  • Nom fort : nom évoquant une qualité particulière de la personne.
  • Nom secret : connu seulement des intimes.
  • Nom sacré : lié à une religion, généralement la religion traditionnelle (Vaudoun, entre autres).

On n’emploi pas n’importe quel nom pour appeler une personne : cela dépend du statut de celui qui appel, du statut de celui qui est appelé, et des circonstances (en public, en privé, au cours d’une cérémonie religieuse, etc…).

Il peut arriver aussi, au Cameroun par exemple, que les membres d’une même fratrie portent des noms de famille différents, en plus de celui qu’ils ont en commun. Ces noms supplémentaires correspondent à des membres plus âgés de la famille que chaque enfant représente.

Cet aspect peut paraitre anodin en terme d’interculturalité, mais il existe en fait des situations où il peut générer des malentendus et des problèmes. Par exemple avec les administrations occidentales : la multiplicité des noms qui désignent une même personne génère facilement des erreurs administratives avec les personnes qui ne saisissent pas l’importance d’un état civil rigoureux. S’en suivent ensuite des blocages administratifs que ces mêmes personnes risquent de ne pas comprendre et pour lesquels elles peuvent s’agacer, surtout quand le reste du dossier est complet et sans erreur. Ce genre de situation est un exemple très classique de choc culturel tel qu’on en rencontre dans les consulats occidentaux. Quant aux administrations locales, elles sont souvent confrontées de bien des manières aux conflits entre droit coutumier et droit moderne, où la question du nom est un paramètre parmi une multitude d’autres. Le Cameroun a tenté de simplifier cette problématique en déclarant officiellement que le droit moderne l’emporte sur le droit traditionnel, mais cette loi est loin de résoudre l’ensemble des situations en question.

Et puis il y a enfin ces façons d’appeler les gens qui ne sont pas des noms, mais qui en disent long sur la façon dont on les considère. Il est fréquent par exemple en Afrique, qu’une personne soit appelée « papa », « maman », « grand frère » ou « grande soeur » par des gens qui n’ont rien à voir avec sa famille. Il s’agit d’appellations à la fois respectueuses et chaleureuses qui s’appuient plus ou moins sur la différence d’âge. On retrouve, à travers cette appellation si valorisante, l’impact de l’allégeance générationnelle : celui qu’on appelle ordinairement « papa », c’est le père à qui on est très attaché, et très soumis aussi. De même, le grand frère est aussi celui qui a une certaine autorité sur ses frères et soeurs plus jeunes. Le fait d’employer ce terme dans d’autres contextes est une façon de faire référence à ce respect et à cette affection qu’il est d’usage de porter à celui qu’on appelle normalement ainsi.

Jean-Marc (français) et son épouse camerounaise vivent au Gabon depuis quelques années. Elle vient d’accoucher et sa mère à elle et venue pour l’aider dans ses premiers pas de jeune maman. Lorsque Jean-Marc entre dans la salle de soin avec son bébé dans les bras et sa belle-mère derrière lui, les infirmières la saluent en disant : « bonjour maman ». Dans l’esprit de Jean-Marc, impossible de confondre sa femme et sa belle-mère, d’où sa réaction immédiate : « non, elle c’est la grand-mère ». Les infirmières éclatent de rire : « on dit comme ça, c’est la maman, on fait pas de différence ».


Publié le 01/09/2016

Initiative

Sous allégeance relationnelle, tout ce qui vient de l’extérieur est évalué selon ses conséquences sur les relations : une initiative bonne, mais qui ne profite qu’à certains membres du groupe sera considérée avec beaucoup de méfiance car elle risque de créer des tensions, des jalousies qui pourraient nuire aux relations.

Si on ajoute à cela que le collectivisme puise son fondement dans la précarité où, précisément, rien n’est garanti, on comprend qu’une initiative, même excellente, soit d’autant plus désavouée dès le départ. Car le fait est que par définition, rien n’est sûr dans une initiative. Elle n’apporte qu’une possibilité d’amélioration, elle-même accompagnée d’une possibilité d’échec qui, en situation de précarité, peut se révéler catastrophique.

Ces deux éléments dévalorisent beaucoup l’initiative et la rendent suspecte aux yeux des populations qui vivent sous allégeance relationnelle. Comme Clair Michalon l’explique très bien*, la précarité les pousse à privilégier largement et dans tous les domaines, les façons de faire qui ont fait leurs preuves, au premier rang desquelles on trouve bien sûr, les pratiques ancestrales.

Cette réalité fournit de nombreux exemples classiques de chocs culturels entre les ONG ou associations occidentales et les habitants des villages africains dans lesquelles elles viennent déployer leur idées lumineuses pour améliorer le sort des gens au quotidien. Quand les premières ne font pas l’effort de saisir le contexte culturel qui guide le jugement des seconds, elles ont vite tendance à les taxer de traditionalistes. Mais s’attacher aux traditions ne manque pas de sens quand elles apparaissent comme la seule chose qui soit à peu près sûr dans un environnement où rien d’autre ne l’est.

En 2006, je visite une ferme-école dans le village de Loropéni au Burkina Faso. Le responsable, le père Martin, un prêtre burkinabé, nous explique l’objectif : améliorer le rendement des terres agricoles afin que les jeunes ne soient plus tentés par l’exode rural et participent au développement des villages. Pour cela, il veut apprendre à ses élèves à semer le maïs en ligne. Depuis des siècles, les paysans travaillent ainsi : ils rassemblent la terre en petites mottes au sommet desquelles ils sèment quelques grains de maïs. Ca fonctionne, mais ce travail est très dur et le rendement assez faible. En travaillant en ligne, les sillons sont creusés par des bœufs avec une charrue et on sème beaucoup plus de maïs sur la même surface. Pour convaincre la population locale, le père Lazare montre l’exemple d’un champ labouré avec des bœufs et semé en ligne. Quelques jours après la première présentation, les animaux sont retrouvés morts : quelqu’un est venu la nuit pour les tuer. De toute évidence, l’initiative du père Lazare n’a pas plut à tout le monde et a suscité une réaction particulièrement forte. Et lui-même témoigne ainsi : « pour que les choses changent, il faut d’abord changer la mentalité des gens ».

Lui-même a accepté ce genre de changement, a admis la pertinence de l’initiative et a accepté d’en prendre le risque. Mais quand l’initiative est redoutée en soit pas tous, un tel changement n’a rien d’évident.

* Clair Michalon, « Différences culturelles, mode d’emploi », CEDA, 1998


Publié le 01/09/2016

Oralité

En 2015, Wikipedia propose la définition suivante : « l'oralité est l'état d'une civilisation dans laquelle la culture est en grande partie orale et non consignée par des textes. On pourra ainsi parler de l'oralité d'une tradition, transmise de bouche à oreille pour alimenter une mémoire ancestrale et non écrite ».

Les cultures africaines ont longtemps privilégié l’oralité et ce n’est que récemment qu’elles ont changé de mode de transmission de la mémoire. De plus, certaines traditions très anciennes continuent de n’être transmises que de façon orale. C’est le cas des religions traditionnelles, en particulier.

Malgré ce changement, l’allégeance relationnelle encourage les populations à rester attachées à l’oralité, car ce mode de communication favorise les relations interpersonnelles, contrairement à l’écrit qui peut facilement devenir impersonnel comme peut l’être un devis ou un contrat. Dans le sens inverse, l’oralité renforce l’importance accordée aux relations. Comme souvent, ces deux variables culturelles se renforcent mutuellement.

Dans le même ordre d’idée, une parole, lorsqu’elle doit être difficile à entendre, peut, plus facilement qu’un écrit, être enrobée de toute la diplomatie nécessaire pour ne pas être trop dommageable pour la relation des personnes concernées. Et si elle met en lumière quelque chose de négatif, qui pourrait faire perdre la face à quelqu’un (ce qui serait très mauvais pour la relation), elle peut facilement être réservée au secret d’une relation entre un tout petit nombre de personnes, et être pourquoi pas oubliée. Au contraire, un document écrit qui met en lumière une faute prend d’emblée un caractère plus agressif, voire même une certaine violence, comme s’il rendait la faute plus visible, connue de tous, plus durable et moins pardonnable.

Le commerce à la mode africaine est aussi un exemple très classique de la préférence de l’oralité : sur un marché ou chez les commerçants installés sur les trottoirs, les prix ne sont généralement pas affichés. On demande, on discute, on négocie et c’est ainsi que l’acte d’achat, loin de se limiter à une démarche purement commercial, fait sens dans la culture locale. Bien sûr, c’est plus long et moins pratique que de prendre un produit dans le rayon d’un supermarché, bien sûr ça rend difficile la comparaison des prix, bien sûr un touriste peut facilement se faire arnaquer, mais ces problèmes sont secondaires. Ce qui compte avant tout dans une culture collectiviste, c’est encore et toujours de cultiver les relations.

J’entre dans une pharmacie de Libreville (Gabon) pour mon gamin qui s’est enrhumé. 5 dames en blouse blanche sont derrière le comptoir à s’occuper des nombreux clients, je patiente. Quand vient mon tour, je commence à expliquer les soucis de mon enfant. Après m’avoir bien écouté, la pharmacienne me dit : « pour les conseils, il faut s’adresser au docteur, à l’autre bout du comptoir ». Mince, j’ai fais la queue pour rien et me voilà reparti pour un tour, j’aurais apprécié avoir cette info dès le départ. Mais ce n’est écrit nul part que c’est à telle pharmacienne qu’il faut demander conseil et d’ailleurs, rien ne la distingue des autres. Pour savoir, il faut demander, comme très souvent à Libreville, comme très souvent au Gabon, comme très souvent en Afrique.

Bien sûr, comme pour toute les variables culturelles, il est important de ne pas enfermer une population dans sa culture. Si on constate souvent dans le domaine professionnel, que les gens se passent volontiers de contrat, de devis et de facture, il est clair que lorsque les montants deviennent importants, le recours à ces derniers devient largement souhaitable et souhaité. On entre là dans un domaine classique où il est important de savoir faire preuve d’intelligence culturelle : à quel moment devient-il préférable de demander un devis et un facture ? A quel moment devient-il important de signer un contrat ? Jusqu’où peut-on s’entendre et se faire confiance sans trace écrite ? Il s’agit ici de jongler entre le risque de se faire arnaquer faute de preuve (documents écrits et signés) et le risque de perdre la confiance d’un interlocuteur en se montrant trop « demandeur de preuves », trop formaliste et du coup, de perdre un client ou un marché. Pouvoir se faire conseiller par un entourage avisé et de confiance est très précieux dans ce genre de situation.


Sous-paragraphes :Publié le 01/09/2016

Fiabilité de l’écrit

L’oralité a une conséquence très concrète au quotidien : dans la mesure où elle est souvent préférée à l’écrit, elle rend ce dernier peu fiable. Par exemple à Libreville, il est très fréquent de trouver des informations écrites et affichées publiquement, et pourtant fausses.

Un samedi matin, je dois changer de l’argent juste avant de prendre l’avion. Où vais-je pouvoir le faire ? Je me rappelle que mon agence bancaire habituelle est justement ouverte le samedi et affiche les taux de change depuis son ouverture il y a 8 mois, j’y fonce. Arrivé à l’accueil, je demande le guichet de change :
« Désolé Monsieur, on ne fait pas de change ici ».
« Mais si, les taux sont affichés juste derrière vous (en temps réel sur un écran) ».
« En fait non, le bureau de change n’est pas encore actif ».
6 mois plus tard, rien n’a changé…
L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais non. Car si l’écrit n’est pas toujours fiable, l’oral, lui, l’est souvent davantage : c’est le vigile de l’agence qui m’informe que le meilleur endroit pour changer, c’est l’aéroport où des gens font du change de façon informelle. Et là, effectivement, j’ai bien trouvé ce dont j’avais besoin.

Ce manque de fiabilité de l’écrit se vérifie aussi souvent au niveau de la forme : les fautes d’orthographe et de grammaire sont monnaie courante, même dans des contrats ou sur des documents publicitaires, et même sur des noms propres dont la mauvaise orthographe peut être un peu gênante.


Mis à jour le 19/07/2019

Le secret

Il est un comportement qu'on rencontre souvent en Afrique et qu'on observe généralement de façon indirecte : garder des secrets.

Cette façon de faire peut paraitre étrange au premier abord, et pénalisante dans de nombreuses situations. Dans le cadre professionnel, en particulier, lorsque cette tendance conduit des collaborateurs à garder pour eux des informations qu'ils devraient faire circuler, le fonctionnement de l'entreprise peut en souffrir beaucoup.

Le secret est lié au collectivisme. Cette pratique est cultivée par un besoin d'harmonie au sein du groupe, qui implique de ne parler qu'avec prudence à quelqu'un d'extérieur de choses qui concernent la vie du groupe. Elle se manifeste en particulier dans les religions ancestrales africaines, où les secrets ne sont transmits qu'à travers des rites d'initiations, qui font avant tout de chaque initié un membre du groupe.

Le secret encourage à son tour de privilégier l'oralité plutôt que l'écriture. Car ce qui est écrit peut tomber entre les mains d'une personne qui ne devrait pas le lire, alors que ce qui est dit peut être préservé plus facilement. J'ai souvent entendu dire qu'à Libreville, trouver une information quelle qu'elle soit est très compliqué. Et je l'ai constaté aussi au Cameroun, au Burkina Faso ou au Bénin. De façon générale, trouver une information suppose de tisser d'abord une relation avec la personne qui la connait. C'est difficile à anticiper, et beaucoup moins sûr qu'une source d'informations écrites. Ici on sent bien tout le poids de l'allégeance relationnelle : celui qui refuse de s'y soumettre rencontrera beaucoup d'obstacles, pour les petites choses comme pour les grandes.


Publié le 19/09/2018

Education

L’éducation est le premier lieu de transmission de culture aux enfants. Ils y reçoivent à la fois leur culture nationale, ethnique et familiale, et de nombreux éléments mettent en lumière le caractère collectiviste des cultures africaines :

  • Les bébés portés au dos des femmes, attachés avec un pagne : certes, cette pratique leur permet de garder les mains libres et de ne pas avoir à les surveiller en permanence, mais elle habitue aussi les enfants à une proximité forte avec leurs parents.
  • La sévérité et les coups : aux antipodes de l’interdiction des châtiments corporels en vigueur dans de nombreux pays occidentaux, les enfants africains reçoivent une éducation sévère et souvent des coups. Cette réalité est une source classique de choc culturel pour les occidentaux qui assistent à ce genre de scène. En comprendre les fondements culturels permet de saisir pourquoi de nombreux parents africains continuent d’agir ainsi et ne souhaitent pas vraiment changer de méthode. L’idée n’est rien d’autre que d’inculquer aux enfants une des valeurs fondamentales de leur culture : l’allégeance générationnelle. Gare donc au petit garçon qui manquera de respect à son père, son oncle ou son grand frère… Et il est très important de comprendre que, par conséquent, dans un contexte culturel d’allégeance relationnelle, on ne peut pas juger cette méthode d’éducation de la même manière que dans un contexte occidental.

Très concentré sur mon travail dans mon bureau situé au rez de chaussée d’un immeuble d’habitation de Libreville, je suis soudain attiré par un bruit provenant de l’appartement du dessus. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre : les 2 garçons âgés de moins de 10 ans sont en train de recevoir des coups de leur mère très en colère. Le son des coups et les cris des enfants sont terrifiants, d’autant plus que je les connais bien, je les emmène souvent à l’école avec les miens. Le lendemain, justement, nous voilà tous en voiture et l’un des garçons me dit : « tonton je vais te raconter quelque chose qui va te faire bien rire ». Et le voilà qui me raconte en riant la scène de la veille, la colère de leur mère, les coups de ceinture qui tombent sur leurs dos, son frère qui pleure le premier… Incroyable, je m’attendais à ce qu’ils en soient traumatisés, au contraire ils en rient…

Cette sévérité se retrouve bien sûr à l’école où l’instituteur est un aîné avant d’être un enseignant, et où aucun manque de respect n’est tolérable. Tous les enseignants avec qui j’ai d’ailleurs pu en parler au Gabon ou au Burkina Faso me disent la même chose : l’insolence n’est pas un problème auquel ils sont confrontés.


Publié le 01/09/2016

Technologie

Sous allégeance relationnelle, tout est subordonné aux relations. Les technologies n’échappent pas à cette réalité, et leur popularité respective dépend directement de cette particularité culturelle. Celles qui favorisent les relations sont très vite adoptées par les populations, alors que les autres sont largement délaissées.

L’exemple du téléphone portable est particulièrement éclairant. Le succès de cette technologie occidentale a été très rapide en Afrique. Les taux de pénétration sont encore très élevés et en 2014, le marché africain de la téléphonie mobile pèse plus de 48 milliards d’euros. Cette technologie est adoptée même dans des villages reculés et par des chefs traditionnels qui, précisément, continuent d’être pourtant très attachés à leur traditions et modes de vie ancestraux. On comprend bien pourquoi : le téléphone portable est un outil idéal pour entretenir les relations. Il est bien accueilli parce qu’il correspond bien à la culture de ces populations.

Par contre, tout n’est pas forcément apprécié dans cette technologie. Si les gens aiment pouvoir s’appeler, le succès des SMS est largement moindre, car leur impact sur les relations est moins positif. On retrouve ici le privilège accordé à l’oralité sur l’écrit. Quant à la messagerie vocale, son usage est particulièrement réduit. Au Gabon, il est même quasiment nul, les opérateurs téléphoniques eux-même en témoignent. De fait, quand les relations sont la priorité d’une culture, parler à un automate n’a pas vraiment de sens. Ce genre de service est utile pour faire passer une information, mais sous allégeance relationnelle, un coup de fil sert avant tout à cultiver une relation. La transmission d’informations est très secondaire, d’où le manque d’intérêt très marqué des africains pour les répondeurs automatiques.


Publié le 01/09/2016

Un exemple intéressant

Lorsqu’un candidat à une élection dans un pays d’Afrique fait distribuer des sacs de riz et des t-shirts neufs pour encourager les gens à voter pour lui, une telle démarche peut paraitre malsaine, un peu comme s’il profitait de l’indigence de ces électeurs pour les « acheter » à bas prix. Mais si on reconsidère ce genre de situation à la lumière de ce que vous venez de lire, elle prend une forme tout à fait différente : il ne s’agit plus pour le candidat d’acheter des électeurs, mais de tisser rapidement une relation avec un grand nombre d’entre eux. Sa démarche n’est pas malsaine comme elle pourrait l’être dans un milieu culturel occidental, elle répond au contraire à une exigence sociale en cohérence avec la culture locale : celui qui a partage avec celui qui n’a pas, car c’est ainsi qu’un groupe peut survivre en situation de précarité. Mieux encore, c’est la responsabilité du chef, pour la survie du groupe, de s’assurer que personne ne manque de l’essentiel. En agissant ainsi, le candidat se met donc, aux yeux des électeurs, dans la posture du chef qui assume correctement ses responsabilités, conformément à ce que ceux-ci attendent d’un élu. Il ne s’agit donc pas d’acheter des voix dans une démarche qui pourrait ressembler fort à de la corruption, mais de convaincre les électeurs par un acte concret qu’il est le bon candidat.


Publié le 01/09/2016

Les guerres civiles en Afrique

C’est un sacré paradoxe : comment comprendre qu’il se produise encore autant de coups d’Etat et de guerres civiles sur un continent dominé par une si grande importance accordée aux relations ? Quoi de plus contraire à une bonne relation que de prendre les armes contre ses concitoyens ?
Pour résoudre ce paradoxe, il faut d’abord avoir conscience d’un aspect important : on a beau attacher énormément d’importance aux relations, on ne peut pas en avoir avec tout le monde. De fait, les relations se tissent à travers les milieux que les gens fréquentent, qui sont assez clairement définis et qui n’ont pas tous le même poids : la famille, l’ethnie et la religion sont souvent des groupes auxquels les africains se sentent plus attachés qu’à leur nation, car ils sont plus de taille humaine. Ensuite, il faut se rappeler de l’importance de la réciprocité dans ce jeux de relations. Si un individu constate ou ressent que cette réciprocité lui fait défaut, il s’en plaindra certainement. Si c’est un groupe qui ressent le même problème, parce qu’il est discriminé, tenu à l’écart du pouvoir ou des richesses locales, il y a de fortes chances que des tensions naissent au sein de la société. Se faisant, la tentation guette chacun de s’associer plus étroitement à ses relations les plus fortes et c’est ainsi que naissent des tensions communautaires. Comment passe-t-on ensuite d’une tension à un conflit armé ? En s’appuyant sur le fait que chacun se définit non pas par rapport à lui-même, mais par rapport au groupe auquel il se sent appartenir. En situation de conflit (avéré ou latent), cette façon de se définir a tendance à accentuer les identités communautaires et, in fine, les antagonismes qui les opposent. Si chacun se définissait par rapport à lui-même, le risque de repli communautaire serait moindre, mais ce n’est pas le cas. A partir de là, quand les injustices sont trop flagrantes, quand les tensions sont trop fortes, rien d’étonnant à ce que la violence éclate entre différentes ethnies ou religions. Alors, les hommes qui en ont l’occasion tenteront de prendre le pouvoir (comme en septembre 2015 au Burkina Faso), ceux qui ne l’ont pas prendront les armes, comme en fin 2012 en Centrafrique.


Publié le 01/09/2016

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Introduction
Chapitres principaux :
Chapitres secondaires :
La chose la plus difficile à voir est la paire de lunettes qu’on porte devant les yeux. (Martin Heidegger)
La responsabilité socio-culturelle du riche
La responsabilité socio-culturelle du riche
Agriculture ancestrale au Burkina Faso
Agriculture ancestrale au Burkina Faso