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Irrationnel et habitudes : le poisson derrière l'Assemblée

A Libreville, si vous voulez manger un bon poisson frais sans vous ruiner, il faut aller « derrière l’Assemblée ». Ce lieu qui se trouve effectivement derrière le bâtiment de l’Assemblée Nationale rassemble une série de petits restaurants en plein air où on cuisine le poisson au barbecue. Mais on a beau être au cœur de la capitale d’un pays pétrolier, où on trouve par ailleurs des restaurants qui ressemblent beaucoup à ceux d’une grande ville européenne, il faut comprendre que ceux-ci sont plus proche de la culture locale, c’est-à-dire plein d’irrationnel.

Ces restaurants sont donc installés sur de la terre battue et construits avec des moellons bruts, des planches de bois branlantes et de la tôle ondulée. Les chaises en plastiques sont plus ou moins solides : quand deux sont un peu cassées, on les empile et ça en fait une « neuve ». Les tables en bois « très artisanales » sont trop basses pour que la plupart des clients puissent y mettre leurs jambes, et les toiles cirées qui les recouvrent sont souvent déchirées à plusieurs endroits. Les barbecues sont en fait des bidons de pétrole qu’on a coupé en deux dans le sens de la hauteur et recouvert d’une grille salie par des semaines de cuisson au feu de bois ou de charbon. L’éclairage se limite à quelques ampoules qui pendent au bout de leur fil en dessous des tôles. Lorsque vient la nuit (et elle vient tôt au Gabon) elles éclairent assez bien les cuisinières, mais peu les clients qui, du coup, font comme ils peuvent pour trier les arrêtes de leur poisson. Quand on vous sert, on vous apporte votre poisson et son accompagnement sur un plateau en plastique avec une fourchette. Si vous demandez un couteau, on vous apporte une deuxième fourchette…

Le concept de norme d’hygiène n’a ici aucun sens. Le choix de ce qu’on mange et les tarifs se discutent directement avec les cuisinières au dessus d’un bout de planche où sont exposés les poissons du jour. Il est bien sûr plus facile d’obtenir un bon tarif si vous connaissez la maman à qui vous vous adressez, si vous avez pris le temps de tisser une petite relation avec elle. Le choix en boisson est limité aux sodas habituels et à quelques alcools, mais si vous insistez pour avoir de l’eau, on enverra un gamin en acheter une bouteille au boutiquier du quartier. Les sodas et les bières se boivent à la bouteille, mais pour le vin, on vous apporte des verres à pied... Inattendu n'est-ce pas ! Mais l'élégance du geste s'arrête là car il n'y aura pas deux verres de la même taille. Les toilettes ? C’est l’égout à ciel ouvert le long duquel les clients garent leur voiture ou, juste en traversant la rue, le mur de clôture de l’Assemblée Nationale. Et pour vous lavez les mains ? On vous apporte une bassine d’eau qui fera le tour de la table. Vous voulez aussi du savon et de quoi vous essuyer les mains ? Non, là vous exagérez.

Mais au fait, comment arrive-t-on à ce coin à l’ambiance chaleureuse où le poisson est réputé ? Aucun panneau, aucune enseigne, nul part. Connaitre ce lieu, c’est une question d’habitude et de relation. C’est quelqu’un qui vous en a parlé, qui vous a convaincu qu’on y mange bien et qui vous a indiqué où c’est. Pendant longtemps, pour accéder aux tables, il fallait d’abord traverser les tas d’ordures où s’accumulaient les restes de nourriture et où quelques chiens errants venaient se rassasier. L’odeur ne décourageait pas la plupart des clients, mais l’accès a quand même été dégagé et rendu un peu plus avenant…

Ce lieu est un exemple typique de la façon dont les africains organisent les choses lorsque leur culture s’exprime sans contradiction extérieure, et en fonction de ce qui est prioritaire pour eux : pas de norme, pas de sécurité, pas de rigueur, pas de loi, pas d’optimisation, mais des relations, des discussions, des négociations, des habitudes, une certaine précarité aussi et finalement une chaleur humaine qui le rend particulièrement populaire. Tout est très irrationnel en cet endroit, mais il faut bien le reconnaitre, ça ne l’empêche pas de fonctionner et c’est même ça qui fait son charme.
Avant de partir, vous voulez une facture ? On va bien réussir à vous grifonner quelque chose sur un bout de carton...

La chose la plus difficile à voir est la paire de lunettes qu’on porte devant les yeux. (Martin Heidegger)
Derrière l'Assemblée, c'est ici
Derrière l'Assemblée, c'est ici
Derrière l'Assemblée, les cuisines
Derrière l'Assemblée, les cuisines
2 chaises cassées, 1 neuve
2 chaises cassées, 1 neuve